At the crossroads

Feat. Robert Johnson, Ennio Morricone et Vengaboys.

Et c’est comme ça que tu te retrouves à couvrir 280km de routes albanaises en 9 heures…

[Ambiance musicale : « Ooh, standin’ at the crossroad, tried to flag a ride, Ooh-ee, I tried to flag a ride, Didn’t nobody seem to know me, babe, everybody pass me by« .]

C’est là ! [Crissement de pneus, nuages de poussière, grincements de freins.]

– … à ce carrefour où se croisent deux routes venant de nulle part et allant encore plus nulle part ?

– Oui, oui. Et le prochain minibus passera là !

Il est 15h17, il passe à… ?

– Vers 17h, 18h, à peu près… Au revoir !

Et le furgon redémarre. Les roues soulèvent la poussière de la route, il se dirige vers les nuages qui s’amoncellent au loin. Il n’y a rien autour si ce n’est un poteau électrique, des montagnes enneigées, quelques bunkers-champignons d’Enver Hoxha dans les champs. J’attends le prochain furgon. Pour un peu, je me mettrais à siffloter. J’ai le temps de passer en revue tout Ennio Morricone…

Ce n’est pas l’Albanie, mais la Moldavie : là on prend des maxitaxi.

Emprunter des bus d’Etat et des taxis collectifs est sans doute ce qui me permet le mieux de basculer dans l’ailleurs. Au Pérou, les poulets sont accrochés par les pattes au barres des portes-bagages et au Guatemala chaque arrêt est ponctué de cris d’enfants, « Hay agua fríaaaaa, un’cinquantaaaaa« . Au Bélize les genoux sont meurtris par les sièges trop étroits des anciens school bus américains sillonnant le pays, en Inde les ballots de tissus serrés sur le toit cahotent au même rythme que les sacs de graines sanglés à l’arrière. Dans les Carpates, les Balkans, le Caucase le silence sérieux des passagers de marshrutki rappelle que ce qui n’a pas été dit ne pourra sans doute être rapporté…

Et toujours deux ou trois gamins sur le marche-pied. Toujours un nombre de passagers double de la quantité maximale autorisée. Toujours cette vieille femme surgie de nulle part sur le bas-côté d’une route traversant des champs à perte de vue qui hèle le chauffeur, grimpant avec lenteur tandis que ses rares cheveux sont rabattus par le vent sur sa peau parcheminée. De quoi écrire des contes effrayants.

On te vantera, je te vanterai ce moment et ce lieu essentiels des petits faits, des petits riens, du grand tout d’un pays traversé. On observe dans ces mini-vans et minibus les allées et venues, qui s’assied à côté de qui ou non, qui transporte quoi, les gestes des mains et les hochements de tête. On écoute sonner les langues, ou comment les gens ne disent rien, les couples qui ne parlent pas, les enfants qui ne pleurent jamais, on parie sur qui parle une langue étrangère [et parfois c’est une très vieille dame qui, dans un français encore impeccable, te raconte quand elle était professeur dans le temps]. Ce qui se grignote, sorti du sac à main ou acheté dans un des dix-huit villages traversés. Et des larmes de sang coulent de tes oreilles quand le chauffeur monte le volume sonore de la playlist musicale [BOUM BOUM BOUM BOUM I WANT YOU IN MY ROOM LET SPEND THE NIGHT TOGETHER]

Là, c’est facile : et tu peux rêver à rallier depuis Chisinau Moscou, Lvov ou Iasi…

Mais ce sont les carrefours qui constituent l’endroit crucial de ces trajets : la contrepartie des transports collectifs en effet, en plus d’y voyager serré, enfoncé dans ton siège autant que le coude du voisin dans tes côtes, c’est que les horaires comme les itinéraires ne sont pas écrits. Ou s’ils le sont, c’est dans des glyphes hermétiques qui auraient pu tout autant être notés en géorgien sur une peau de chèvre enfouie dans la plus haute tour de la plus reculée des bibliothèques monastiques. De toute manière, le furgon part au moment où il est rempli donc… ABANDONNE ta lecture et grimpe vite tant qu’il reste de la place !!! Le prix du billet est certes bas, mais les places sont chères, et en quelques minutes, tu cours le risque que ton furgon soit blindé [Héhéhé…].

Pour comprendre le trajet, il faut donc une grande ténacité : après avoir cherché un hypothétique guichet et traduit du haut-slavon sur les panneaux, tu vérifies l’information auprès du rabatteur spécialisé dans les hauts cris modulés des noms de destination, que tu confirmes auprès d’un chauffeur plus ou moins loquace dans une langue que tu n’as jamais apprise, et que tu fais corroborer par la dizaine de vieux ouvriers, fermiers et étudiants branchés qui se partagent les sièges. Il s’avère donc que le trajet ne se fera pas d’une traite : la route que tu pensais être nationale vue sa taille et sa couleur sur la carte s’avère être une piste de rocaille empruntée directement par un seul mini-bus par semaine, le jeudi en fin d’après-midi. Il te faudra donc jongler et changer à… Jfhsgzvebhd. Oui. Qui n’est pas répertorié sur ta carte. Sinon tu peux passer la frontière voisine pour rejoindre la gare routière de Xhasghjfhiuhgzehj et y trouver le taxi collectif qui reprendra la route t’amenant à bon port. Demain. Deux jours pour 300km.

Va pour Jfhsgzvebhd donc ! Et le chauffeur a dit qu’il y avait un MARCHÉ ! Ton esprit débordant d’imagination voit déjà s’égrener les étals de légumes et de fruits de la région, les parfums enivrants se mêlant à celui du café servi sur des tables brinquebalantes, parfait pour attendre le second minibus…

Ah. Zut.

Jfhsgzvebhd était bien un carrefour. Entre une route et une autre. Pas une âme qui vive. Plusieurs furgon passent durant ton attente, te faisant bondir de ton poste de guet pour déchiffrer l’écriteau posé contre le pare-brise, autant de fausses joies. Ce sera le prochain. Méditation. Patience. Et règle de la Confiance Absolue dans ce que je pense avoir à peu près saisi de ce que m’ont dit les 300 personnes interrogées à la gare routière. Ça devrait être ça. Mais si…

A cet endroit précis, ayant profité de l’attente pour visiter une église perchée sur un côteau, j’ai failli louper à quelques secondes le seul maxitaxi d’une journée pluvieuse et venteuse à 4°. J’ai donc ajouté une seconde règle : le carrefour se situe toujours au milieu de nulle part sans AUCUNE indication, épicerie, toilette ou âme qui vive. Le carrefour est biblique et psychanalytique. Il représente tous tes choix, passés, présents et à venir, c’est un peu un conte de Dickens à lui tout seul qui te donne enfin le temps d’explorer toutes ces routes dont tu présumes la destination sans en être sûr. Mais bon sang, et si aucun maxitaxi ne passe… ?

C’est aussi là où tu découvres que ce minibus tant attendu ne va pas vraiment à destination ! Au vu de ton visage déconfit, de tes yeux remplis de larmes [tu n’as grignoté aucune spécialité locale depuis 3 heures et toutes tes réserves de covrigi sont épuisées !], tous les passagers se mettent à parler en même temps, conseillent le chauffeur, s’invectivent, et te nourrissent avec insistance de biscuits secs sortis comme par magie de poches, de sacs et de mains impérieuses. Il y a une solution !!! Elle est simple, il faudra faire vite, et toutes les indications te sont données en russe bien sûr.

C’est le level 2 du carrefour : tu vois la 2×4 voies sans visibilité à cause d’une côte où voitures, bus, camionnettes et charrettes roulent à tombeau ouvert ? Il suffit de la traverser en courant sans te faire renverser et de te placer tout en bordure de route pour faire signe au bon minibus quand il arrivera. Si tu parviens à lire l’écriteau de destination à temps. S’il te voit. Et bien sûr, si tu as réussi à traverser. Tu pourras toujours aller dormir avec les chèvres qui t’observent depuis le bas-côté. Autre expérience biblique et psychanalytique en prévision…

– Et sinon, on peut passer la nuit à la gare routière ? Il y a des choses autour ?

– Oui, oui, sans problème !

… Ah zut…

Ambiance endiablée dans les gares routières du Kosovo.
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Un commentaire

  1. Excellent, ça sent bon le vécu !!! J'ai adoré ton récit épique, c'est tellement ça, j'ai bien ri 🙂 !!! Je suis vraiment contente que Laurent "OneChaï" m'ait fait découvrir ton blog.

    ( J'avais écrit moi aussi un récit dans le même ordre d'idée sur mon expérience des déplacements au Sénégal. Si jamais ça te dit de faire un petit saut divertissant sur le continent africain, c'est par là https://foguescales.fr/routes-senegal/ )

    HIIIIIIIIIIIII !!!(0)Boah...(0)

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