Il y a des moments où tu tentes le tout pour le tout. De toute manière, techniquement et géographiquement, tu es perdue au milieu de nulle part.
Car une légende urbaine a atteint tes oreilles : il paraîtrait qu’éventuellement il soit possible que là, vers l’Est, il y ait potentiellement une citée endormie ou un vestige inénarrable ou des pierres entassées artistiquement par le hasard et le temps ! En tout cas quelque chose qui vaudrait le déplacement. Comment l’ai-je su ? Je n’en ai plus aucune idée, en tout cas ce n’était indiqué ni dans les guides, ni sur la carte…
Alors tu demandes au chauffeur de faire un crochet : « Oui, là, absolument, à midi pile en plein été en Iran, je voudrais que nous nous engagions sur cette piste de terre qui disparaît à l’horizon en miroitant étrangement sous le soleil de plomb…« . C’est bien sûr le signal de départ d’un échange de regards qui pourrait figurer dans le Manuel des meilleurs duels ophtalmologiques du monde et devrait être accompagné d’une musique d’Ennio Morricone : au regard étonné du chauffeur répond donc mon regard assuré, il devient circonspect je deviens enthousiaste, il est définitivement dubitatif je deviens impatiente. Allez, on y vaaa !!!
Et nous voici à cahoter sur une route en terre vers à peu près nulle part. Il n’y a de toute manière sur cette route entre Yazd et Ispahan que du désert et des pierres. Et deux ou trois villages.
Après avoir dépassé un village et fait quatre arrêts pour demander notre direction à partir d’un vague souvenir d’un nom de mosquée, nom sans doute porté par 70% des mosquées iraniennes, nous arrivons dans un second village. Vue l’heure et la chaleur (on est autour des 43° bien tassés, très appréciés avec les manches longues et les jambes couvertes jusqu’aux chevilles), nous apercevons un être vivant.
Rasant les murs d’un pas rapide, un homme entre deux âges, vraiment téméraire pour sortir à cette heure-là. [L’histoire nous apprendra plus tard qu’il s’agissait… d’un prof. Téméraire, cela se confirme donc.]
Il connaît l’endroit que je souhaite visiter, juste derrière l’immense mur de pisé. J’ai du mal à distinguer une porte dans le mur. J’ai du mal à distinguer quoi que ce soit d’ailleurs, tout est blanc, incandescent dans la chaleur. C’est un topos littéraire mais c’est littéralement cela : les couleurs se fondent en un blanc lumineux de l’intérieur, et on ne distingue plus ni profondeurs ni contours.
Le professeur nous fait un signe de la main, le chauffeur intrigué rejoint notre petite troupe et nous voici contournant le mur de pisé pour trouver une entrée…
Il y en a bien une, et derrière ces murs toute une cité endormie. On débouche sur des toits. A chaque pas on découvre que, sous soi, se déploie un ancien marché aux voûtes à moitié écroulées. On marche d’ailleurs sur ces voûtes. Des couloirs aux linteaux en briques croisées apparaissent, dont s’élève un air resté encore frais. Il n’y a absolument personne. Je ne sais d’ailleurs pas depuis quand le marché gît ainsi.
C’est labyrinthique, silencieux et éblouissant.
Je continue à suivre le guide improvisé, qui descend dans le marché abandonné et se dirige vers le Nord : les couloirs sombres procurent un apaisement bienvenu aux rétines et le silence se fait moins pesant, le silence des longues siestes d’après-midi d’été.
Les murs ne sont plus en pisé mais en briques et pierres recouvertes de plâtre. Le blanc qui s’écaille, sali par de multiples corps qui l’ont frôlé. Le bas des murs recouverts de poussière ocre. Quelques graffiti en farsi évidés dans le plâtre.
A la différence du marché, on sent que ce lieu n’est pas abandonné. Peu de gens y passent, mais il y a de l’activité de temps à autre : tapis enroulés dans un coin et ce petit meuble brinquebalant sur lequel reposent plein de turbah, ces petites pierres utilisées par les chiites pour se prosterner non sur le tissu mais bien sur le sol. Le sol aussi se fait plus égal.
Et des livres.
Bien rangés, protégés.
Mosquée ou madrasa. Elle est encore là, elle tient de bout, adossée à ce marché fantomatique, pas vraiment entretenue mais sans aucun doute encore utilisée de temps à autre par les villageois.
J’y suis restée des heures me semble-t-il.
Aucun bruit, un silence serein dans l’Iran urbanisé. Des souvenirs par dizaines de mosquées de l’autre côté de la mer d’Arabie, avec les mêmes murs qui se désagrègent en paillettes blanchâtres, la même odeur forte reconnaissable entre toutes des chauve-souris que l’on entend voleter dans les recoins sombres. Le sol craquelé par la sécheresse à l’extérieur, qui brûle la plante des pieds dont on a ôté les sandales, et qui délivre une fraîcheur opportune par la céramique au sol de la mosquée.
Et de temps à autre, dans ce lieu semi-abandonné, des faïences vernissées courant au bas de murs. Bleues évidemment. Et des entrelacs de blanc, de vert et de brun tendres.
Je suis revenue d’Iran avec un sentiment mitigé comme rarement (à mettre sur le même pied que la Hongrie et l’Islande). La forte impression de déjà-vu, l’Inde y étant pour beaucoup, m’a poursuivie des maisons de marchands de Kashan aux mosquées bleues d’Ispahan. Les prix très élevés m’ont refroidie [au sens figuré malheureusement…], liés à la saison estivale et à l’inflation qui avait eu lieu quelques semaines avant mon séjour, pour des sites intéressants mais parfois sans plus, sur-cotés ou en travaux. L’usure, en plein été, de ne pouvoir dénuder au moins les avant-bras et les mollets [porter un foulard léger sur la tête et le cou ne me pose pas de problème, d’un point de vue vestimentairement, je le faisais déjà en Inde pour me protéger du soleil et éponger la sueur]. Mais surtout ce sentiment d’itinéraire balisé et touristisé [le tourisme avait explosé depuis un ou deux ans déjà], qui m’a fait penser face à Persépolis « Ceci est devenu une vaste blague tragique« .
J’ai regretté de n’avoir pas le temps et l’argent pour m’enfoncer dans les régions du Nord et les côtes de la mer Caspienne, moins fréquentées paraît-il, et passer plus de temps dans l’intrigante Téhéran. C’est un voyage à refaire, mais en partant de l’Arménie cette fois.
En revanche, cet après-midi passé dans la fraîcheur sereine de cette mosquée à moitié abandonnée, j’en ai savouré chaque minute…
Après, "Le parfum de la dame en noir", j'avoue que j'attends avec impatience "La forte odeur des chauve-souris" 😀 (on blague on blague, mais que voilà une belle évasion, merci !)