Prise d’un besoin irrépressible de trier, je suis plongée dans mes photos.
Comme dans un film, je vois défiler quinze ans d’Amérique latine, d’Asie, de trop peu de pays d’Afrique, de beaucoup d’Europe, de la Chine aussi, de l’Inde surtout. Et je suis ébahie par la manière dont les dizaines de photos prises chaque jour, chaque année, documentent mes pas dans ce pays. Et chaque indice de faire sens et de déclencher une myriade de sensations toujours actuelles, toujours vibrantes, toujours là, en moi.
Comme dans un film, je vois dans ce taxi qui louvoie dans les rues de Calcutta défiler l’Inde. Au milieu des deux bandeaux noirs, chaque silhouette prend sa forme et sa place. Les piétons à même la rue, sur les côtés, au milieu, le territoire public est à tous et surtout à chacun. Enguirlander son mari d’une voix cinglante, il marche cependant toujours un pas devant. Le trottoir, lieu d’élection des chèvres et des marchands de chanachur et de moshlamuri à croquer, de kochuri grésillant juste sortis de l’huile bouillante. Les ambassadors jaune à ligne verte de la ville, lourdes et imposantes, qui se faufilent gracieusement dans la cohue. Et dans le rétroviseur, cet enfant agrippé à ces poteaux qui ponctuent parfois sans raison les rues, sa précieuse bouteille vide à la main pour collecter, qui sait, eau plus ou moins potable, essence ou pudina lebur shorbot…
Tout le chaos visuel, olfactif et auditif de l’Inde me revient.
Les caniveaux jonchés de détritus millénaires, les bordures de trottoirs grignotés par les moussons, les planchettes de guingois pour consolider les étals brinquebalants, les tissus alourdis de crasse pétaradée par les scooters et les voitures, la fenêtre ajourée et le balcon ouvragé d’un immeuble du XIXème siècle esseulé, mangé d’humidité et d’enseignes publicitaires qui se chevauchent, les fils électriques qui se nouent et s’enlacent aux grilles qui obstruent toutes les fenêtres…
L’Inde emmurée et l’Inde qui s’étale.
Ce chaos, celui bien particulier à Bombay et Calcutta, teinté de la chaude humidité des villes de mousson.
Ce chaos où je me sens chez moi.
Amusant comme remarque, car la dernière fois que je suis arrivé en Inde et que je suis repassé comme toujours pour ma première nuit par Paharganj à Delhi, quand je me suis retrouvé sur le toit-terrasse de mon hôtel miteux, au milieu de ce chaos, je me suis dis que là, je me sentais également comme chez moi. Pensée qui m'est juste inexplicable, car mon quotidien à la maison est on ne peut plus différent de ce "chez moi"! Le mystère demeure...