Couper avec le quotidien est tout un art.
A l’entrée du musée archéologique de Thessalonique, l’oeuvre de l’artiste russe Andrei Filippov, « Saw » (2006). Quand ce qui tranche remonte de l’intérieur… (Voir ICI.)
Comment vivre pleinement la phrase rituelle « Allez, profite bien des vacances… et tu coupes hein ! » ? Le fait seulement de l’exprimer détruit toute spontanéité et on dresse la liste de ce avec quoi on doit couper, on se rappelle ce à quoi il ne faudra pas penser et on pointe ce au sujet de quoi il ne faudra surtout pas s’angoisser.
Ah ben zut alors…
Je n’avais, jusqu’à il y a quelques années, aucun mal à couper totalement durant les vacances : sans même m’en rendre compte, j’oubliais le travail, les études, la famille, je me laissais baigner par le voyage et son rythme chamboulant. Je me recentrais uniquement sur la trilogie que verrai-je / que mangerai-je / où dormirai-je cette nuit sans aucun sentiment de culpabilité. Et je revenais gavée de paysages et de saveurs, requinquée d’énergie créatrice et de sérénité : j’avais eu droit à « mon temps pour moi ».
J’éprouve désormais plus de difficultés. Une vie professionnelle plus intense et une coupure estivale rendue plus ténue par des projets s’étalant d’une année sur l’autre. Une difficulté à voyager « comme avant » du fait de l’endométriose, mon itinéraire et ma disponibilité d’esprit interrompus par les tiraillements et l’épuisement.
Mais aussi le téléphone connecté bien sûr : durant quinze ans j’ai voyagé en Amérique latine et en Asie sans être connectée, sans téléphoner, envoyant un mail de temps à autre quand j’y pensais. Pendant deux, trois, cinq semaines j’étais seule avec moi-même et avec ceux avec qui j’avais choisi de voyager. Un contact si je veux et quand je veux [ça rappelle une affiche du Planning familial, et ce n’est sans doute pas une coïncidence…] et surtout si le réseau le permet. Il avait fallu de l’ingéniosité pour trouver un ordinateur connecté en 2005 à Rangoon : une adresse peu claire, une ruelle, pour découvrir finalement que ma boîte mail est bloquée ! Au Japon en 2004, c’était impensable financièrement, au Brésil en 2006 la longue attente dans une boutique de téléphone public pour un coup de fil éclair, au Laos en 2007 une vraie galère… Mais depuis, la grande majorité des guesthouses des pays que je visite est connectée et permet de se raccrocher aux réseaux du quotidien chaque soir… Traverser la Méditerranée, l’océan Atlantique ou l’Asie centrale ne suffit plus pour couper.
Et les réseaux sociaux ont bien sûr pris une place, parfois invasive selon mes pratiques du moment. Vivre les choses, et montrer qu’on les vit, voilà le principe : « J’y étais » clament les tweets et le délicat mélange entre témoignage, trace visible et monstration de soi a tôt fait de devenir une habitude. Cela prend toute son ampleur en voyage, tant on veut témoigner du fait que l’on profite : détente, plaisir, dépaysement, expériences… mais j’avais jusqu’à il y a peu toujours eu le sentiment de déconnecter grâce aussi à cela ! Mais la mutation de ma TL a joué : de 2009 à 2014, celle-ci était essentiellement multiple, festive pour ne pas dire hilare, et d’horizons très variés. La polarisation politique extrême a contribué à la vider de ceux qui étaient là pour se détendre, et l’implication (plus récente et massive j’ai l’impression) des profs sur ce réseau l’a remplie de collègues. Fort sympathiques au demeurant, mais en lien avec mon monde professionnel : ma TL parle désormais toujours plus ou moins de travail et avec les vacances décalées entre zones et les rythmes propres à chacun, il y a toujours un lien vers un article, une controverse lancée ou une idée qui aura trait aux cours ou aux élèves. J’ai toujours évité les listes, mais je vais devoir m’y résoudre.
Et pourtant : sans regarder Twitter durant quelques semaines, je n’arrive pas à couper pour autant… Sérieux ?!? Mais pourquoi !!! Rien à voir avec la connexion, rien à voir avec les tweets professionnels, et c’est en descendant de l’avion à Thessalonique il y a quelques semaines que j’ai compris. Attendant le bus urbain pour aller vers le centre-ville, je me suis soudain sentie libre comme l’air. Sans attache, sans accroche, aucun compte à rendre, aucune entrave. Personne ni rien à prendre en charge, rien à organiser. Je me pensais avec une évidence totale comme inaccessible. Il n’y a qu’à l’étranger que je ressens cela.
La langue.
Ah… mais c’est bien sûr !
Le contexte allophone me permet de m’éloigner des contraintes liées à la langue maternelle ! Même si je pratique la langue du pays visité, que j’en lis l’alphabet ou que j’en connais quelques rudiments, je peux choisir de ne pas m’intéresser à ce qui est dit : je ne comprends goutte à ce dont est en train de parler la famille grecque attablée à côté de moi, je ne pourrai répondre à ma voisine dans ce bus laotien, je n’aurai aucun échange à cette terrasse géorgienne. Je me cantonnerai si je le souhaite à quelques échanges polis dans les langues que je parle mais mon interlocuteur ne pouvant présumer de mon niveau, je n’ai pas à faire d’effort pour alimenter la conversation. Je peux m’autoriser le silence et, surtout, la non-implication.
Ainsi, ne pas comprendre ou vouloir comprendre l’arménien, le farsi, le bengali, c’est ne pas me soucier de. J’avais remarqué qu’un de mes amis proches était bien plus détendu et aventureux en s’exprimant dans une langue étrangère ; je n’avais bien sûr pas perçu qu’il en allait de même pour moi, adoptant en contexte francophone la posture quasi automatique de la personne concernée, s’impliquant intellectuellement et affectivement, créant du lien et donc des attentes mutuelles. Donc si je ne comprends pas… je ne serai pas sollicitée, je ne prendrai pas en charge, on recourra à d’autres ! Quand je m’extraie de ma langue maternelle, l’anxiété de ne jamais faire défaut qui m’étreint quasi constamment reflue et disparaît : je comprends désormais pourquoi, du plus loin que je me souvienne et à l’exception de rares occasions lors de voyages longs, j’ai toujours évité les autres backpackers et les pièces communes des guesthouses…
Ayant compris cela, je n’ai eu aucun mal à couper quand j’étais à Londres et n’aurai sans doute aucune difficulté à Naples et en Lituanie cet été. Tout l’enjeu désormais est de me penser non-disponible et inaccessible quand j’en ressentirai le besoin.
En France.