Un de mes vices secrets [qui ne l’est donc plus, secret] : j’adore dénouer.
Au sens figuré comme au sens propre. Dénouer des fils, les démêler et lentement de mes doigts leur faire retrouver une linéarité, une logique qui n’était plus visible.
Je me souviens avoir commencé petite, avant mes dix ans en tout cas. J’avais récupéré une pelote de laine bleu ciel dans un carton et j’avais entrepris de monter tout un réseau de fils entre les meubles de ma chambre, du lit au bureau, reliés à l’étagère, accrochant une poignée de fenêtre, repassant par le placard et finissant par atteindre la poignée de la porte. Si celle-ci tournait, il devait s’ensuivre dans mon imagination toute une succession de phénomènes grandioses : fils qui se détendent, meubles qui tombent, découverte de passages secrets et monstrueux grondements souterrains. [Toutes choses ne rappelant en rien un quelconque film avec une arche, un aventurier et le nom d’un Etat américain.]
Il fallait que je m’adapte à cette toile qui contraignait mes mouvements. Je l’imaginais comme un défi que me lançait un ennemi sans visage et mystérieux ? un grand-manitou qui me récompenserait à la fin ? la vie ?, en tout cas un défi que je n’avais pas le choix de relever, je savais (et sais encore) qu’il en allait non pas de ma vie physique mais de ma survie mentale. Si j’échouais, je me perdais. Il fallait donc que je me faufile, que je me baisse, que j’évite, que je sois précautionneuse et que je me fasse toute petite
[Ô combien le jeu de l’enfant est limpide à l’adulte qu’il est devenu !]
Après un parcours qui avait peut-être duré quelques minutes mais qui, dans mon esprit d’enfant, avait pris des jours, je dénouais le fil et le rembobinais : j’avais vu faire celle qui m’avait appris à coudre et tricoter. J’enroulais le fil autour de mon doigt pour commencer la pelote, et ensuite j’opérais des mouvements de rotation, des 8, permettant d’équilibrer la quantité de fil d’un côté et de l’autre. Il fallait qu’au bon moment, au bon endroit, le fil se glisse, enserre les autres, et ressorte jusqu’à obtenir une pelote bien nouée, bien organisée, où le fil était logiquement intégré et trouvait sa place. Equilibrer, organiser, contenir l’anxiété et se rassurer. Il y avait bien dans le labyrinthe une sortie, il y avait bien dans le désordre un sens.
Ce furent ensuite les chaînettes, les colliers fins en métal qui s’emmêlaient dans des pochettes ou des boîtes à bijoux. Je roulais la chaîne entre mes doigts, j’apprenais à sentir le moment où le jeu se crée à force de roulement, pouvoir alors méticuleusement lâcher du lest d’un côté, tirer de l’autre, pas trop pour ne pas risquer un nouveau nœud, élargir l’espace créé, faire passer doucement une boucle de la chaîne dans le nœud coulant qui la retenait, tirer, faire rouler à nouveau, et voilà. Au fur et à mesure des années, je suis devenue experte sans le savoir, jusqu’à entendre un jour dans un amphi d’université une amie dire à un étudiant luttant avec les fils emberlificotés des stores de la salle : « Ah, ça c’est pour Chouyo, il n’y a qu’elle qui pourra dénouer ça ! ».
Ce que j’y trouve ? Un moment d’oubli, guidée par des gestes automatiques et rassurants. Je deviens le fil, je suis son itinéraire, je me faufile, je vois où cela coince… puis je désemberlificote et remets en ordre le monde. Je visualise les liens, et je dénoue ceux qui ont besoin de l’être. Les tresses, les nœuds de marins ou les entrelacs du Book of Kells irlandais que j’ai passé des heures à recopier durant mon adolescence me sont infiniment apaisants : ce sont des nœuds sereins, qui portent leur dénouement en eux.
Il m’arrive parfois de voir des gens enrager face au fouillis des câbles ou de rubans emmêlés, menaçant de prendre ciseaux ou couteau ! Je me crispe [tant de violence !] et trépigne à la fois : « C’est pour moi, c’est pour moi, c’est pour moi ! » Donnez, que diable !, il y a des gens à qui cela procure du plaisir !!! Me voici donc, les yeux brillants et guillerette, à récupérer l’embrouillamini et à susurrer, avec un plaisir coupable : « T’inquiète, je m’en occupe ». Au point qu’en voyant passer il y a quelque temps un tweet de Padre Pio contenant les mots « collier », « emmêlé », « que faire », j’ai sauté sur l’occasion : on ne laisse pas passer ce genre d’aubaine.
Le plus long ? La Poste. Car, sitôt proposé, sitôt envoyé, me voici en train de démêler le fameux collier ! Doigts en pilotage automatique, je tire, j’étale, je fais jouer, je vis l’itinéraire que font les chaînettes entre elles, la logique fondamentale des nœuds faits de métal. Si ça ressort là, si ça entre ici, c’est que ça c’est pris dans ça. Les yeux et le corps entier suivent les circonvolutions du collier, c’est évident si ça tire ça se tend c’est étranglé ça suffoque. Si je desserre ici, ne pas croire que cela jouera là car cela se libèrera plutôt là. Un moment d’évidences et de sérénité.
Et au bout d’une dizaine de minutes, une infinie satisfaction.
Tout cela avait bien un sens.
Alexandre le Grand aurait aussi bien fait de m’appeler.
très joili récit! très beau! je m'y retrouve aussi un peu car moi aussi j'aime bien dénouer sans être une experte! suivez bien le fil de la vie car il s'emmêle parfois et il faut savoir le déjouer!
@Irène : En effet, cela s'emmêle même un peu trop parfois ! Comme activité de loisirs, c'est assez chouette finalement : dénouer des fils et des bijoux c'est à la fois détendre et rendre service ! 😉
(Je viens de découvrir que tu as repris ton blog)! J'adore aussi dénouer et me précipite quand quelqu'un s'énerve avec un fil ou autre et va couper.Cela m'a pris après un cours fait lors de ma formation d'éduc spé. Le directeur (un psychiatre) nous expliquait que lorsque un groupe devenait trop excité il fallait, nous responsable du groupe, faire des nœuds pour les défaire et que cela calmait le groupe! Je n'ai jamais eu le sang-froid de tester cela face à des bagarres ou cris; je pense,peut-être à tort que cela ne peut qu'énerver ceux qui veulent attirer notre attention. Par contre il est certain que cet exercice me détend moi...