L’endométriose n’a pas de règles.
[Ce jeu de mots vous est offert gratuitement par la maison.]
Elle n’agit pas de la même manière chez les femmes qui en sont porteuses, ne se trouve pas aux mêmes endroits ni avec la même ampleur, elle ne réagit pas de la même manière aux opérations ou aux médicaments, et si ces traitements ont le même objectif (bloquer l’extension de la maladie), ils n’ont pas les mêmes effets secondaires (l’un me démolit douloureusement les intestins, l’autre mes matins, l’autre ma vessie, l’autre mon moral, ou ma libido, ou mon dos, ou me plonge dans une léthargie de plusieurs semaines, ou m’empêche de dormir…). Et si ce n’était pas suffisant, chez une même femme, l’endométriose ne se manifeste pas de la même manière chaque jour qui passe : aucune idée du symptôme dont demain sera peut-être paré.
C’est donc chaque jour la question, usante d’autant qu’il y a encore quinze bonnes années (voire plus) à tenir qui se profilent, aurai-je mal ou non ? et si j’ai mal, où sera-ce ? sera-ce ou non largement surmontable ou invalidant ? sera-ce ou non gênant socialement ? Rien de prévisible donc, si ce n’est une certaine régularité liée au calendrier de l’ovulation et des règles virtuelles (mises en stand-by par le seul traitement indiqué) : tous les douze-quatorze jours il y aura quelque chose qui durera quelque temps. Lombaires qui pulsent, utérus qui lance, nerf sciatique qui se réveille, ce point-là dans un angle inférieur du ventre qui irradie, intestin qui mène une vie indépendante de ce que tu manges, vessie hurlant sous l’inflammation (pas d’infection, aucun remède de grand-mère ne prévient et n’aide, et *surtout pas de cranberry*…).
Parfois le bingo de cumuler plusieurs douleurs te fait espérer que tu as pris un peu d’avance sur les prochaines crises… mais non.
La diversité des symptômes c’est cet écueil qui empêche nombre de femmes d’être diagnostiquées tôt d’une endométriose, qui leur permet de comprendre que ces douleurs ne sont pas dans leur tête, ne font pas d’elles des chochotes qui s’écoutent trop. Oui, elles ont, nous avons, toujours quelque chose, qui est bien présent et bien quantifiable même si [vu que l’endométriose n’a pas de règles], les douleurs ne sont pas fonction du nombre d’adhérences présentes dans le corps… Le pis est que nous sommes sans aucun doute les premières à être usées de devoir reporter des rendez-vous, annuler des soirées, lutter pour monter un escalier quand la veille on pouvait galoper sans problème, nous écrouler d’épuisement après une nuit de 12 heures. A être honteuses de ne parfois pas pouvoir surmonter la douleur ou la gêne des symptômes car on nous apprend si bien que la maladie, ça se cache en serrant les dents, qu’on est grand d’être « dur à la douleur », que les gens admirables sont ceux qui souffrent en silence.
On m’a demandé il y a peu de témoigner dans Elle pour parler du quotidien d’une femme active avec cette maladie… de manière « positive » : c’était une maladresse de langage non intentionnelle, mais j’y ai réagi vivement. Il est hors de question d’édulcorer quoi que ce soit, hors de question de souscrire au jeu pervers auquel certains choisissent d’adhérer (cacher, quelles que soient les prétendues bonnes raisons) parce que face à l’endométriose les patientes ont justement souffert du silence ainsi que de la « pudeur » bien pratique qui entourent les maladies féminines. On souffre aussi de voir la résilience imposée comme grandeur morale. Ou dit clairement : l’endométriose ne me rend pas plus forte, elle me brise, elle me coupe de mes proches, elle modifie mon regard sur moi chaque jour, elle m’use. La lutte quotidienne contre elle ne produit aucune supériorité en soi et n’apporte rien.
La demande était au final de raconter « comment on fait avec », dans laquelle je me reconnais mieux. Je continue de travailler, de prendre les transports, de courir de cours en formations et de voyager aux moments où mon corps me le permet. Et selon le moment, je pourrai aussi bien porter 15kg sur le dos qu’être incapable d’en déplacer 2. Et d’expérience, je constate qu’il n’y a malheureusement pas de vases communicants : ralentir au quotidien n’a aucun impact sur le nombre de crises, très faible seulement sur leur force, tout comme manger ceci ou éviter cela [ce qui aide parfois à la marge à contrer certains effets indésirables du traitement progestatif]. C’est éventuellement la résilience face au ressenti de la douleur qui peut être meilleure, en réduisant le stress, en ayant une activité physique dès que j’en ai l’énergie.
En classe, je fais face debout ou assise aux 25 000 questions par minute des élèves, je me lève, je m’assieds, je me relève, me penche pour ramasser, me rassieds, m’accroupis pour évaluer une activité, me déplace pour distribuer. Ces gestes répétitifs qu’un prof fait des dizaines de fois par heure, je dois en cas de crise les oublier totalement tout comme rester assise ou piétiner debout. La douleur s’immisce dans mes reins, mon ventre, mon dos, je délègue aux élèves quelques tâches ou je ralentis la cadence du cours, parfois je me déplace pour étirer mes membres, pour au fond de la classe m’appuyer sur une chaise vide et étirer mon dos, pour me sentir vivante aussi simplement. Et parfois je lorgne sur la porte et l’heure avec désespoir, car je sens que mon ventre ou ma vessie peuvent s’écrouler et que je ne peux quitter ma salle. Les 3 heures quotidiennes de transport deviennent alors un moment où je retiens ma respiration et me concentre pour éloigner la douleur jusqu’à m’effondrer une fois la porte de chez moi passée. Et pourtant, brinquebalante ou à fond selon les jours, je continue. Pourquoi ? Parce que travailler, faire des projets, évoluer au milieu d’élèves passionnés et de collègues enthousiastes, me permet de recevoir un salaire dont j’ai besoin et de me sentir faire partie d’un tout, vivante, pas seulement malade.
Ma réaction première à la demande évoquée m’a fait comprendre que je suis en colère d’être prise en tenailles entre la nécessité de dire la maladie pour exprimer ce que je ressens et pour informer, et la lassitude que cela provoque chez moi et ceux qui m’écoutent. La douleur fait partie de mon quotidien, de plus en plus me semble-t-il mais je ne veux pas m’y réduire. Et ceux qui m’écoutent sont renvoyés à leur impuissance et tombent parfois dans la non-écoute : alors je me retrouve à faire exactement ce que je refuse, dire sans dire, minimiser, oblitérer. « J’ai mal au dos » suffira bien. « Cela va aller ». Voire… rien. Je découvre ce que sans doute tous les malades éprouvent : l’écoute de la douleur amène la compassion au début, mais la répétition et la chronicité imposent une mise à distance puis une indifférence. C’est trop à gérer, c’est trop à ne pouvoir rien faire.
Mais c’est d’autant trop que l’endométriose s’oublie facilement. Elle est invisible, et si ce ne sont mes traits tirés ou mon corps qui penche, rien ne dit que j’ai mal. Et mon quotidien n’aide pas à mesurer la chose : « Elle n’a pas si mal, puisqu’elle peut continuer à travailler, à prendre les transports, à voyager… ». Ces mots, je suis la première à me les seriner. A me dire que ce n’est pas si grave, que le handicap est bien minime par rapport à d’autres, que j’ai malgré tout beaucoup de chance car il y a des jours où je n’ai pas mal et que je peux être très active ! En cas de crise, je pousse mon corps à bout avant de demander un arrêt de travail, et j’en réduis le nombre de jours. Mais le jour de carence quand tu as une maladie chronique et que tu fais le maximum, je te garantis que cela démoralise [je rappelle à toutes fins utiles qu’en tant qu’enseignante je ne peux pas « poser un jour maladie » ou « poser un RTT », le jour de carence je le subis de plein fouet].
Moi, un matin de crise ou :
Modèle de squelette combattant de Ray Harryhausen,
« Le 7ème voyage de Sinbad le Marin » et « Jason et les Argonautes » (1958-1962).
Il y a quelque temps, je marchais avec quelqu’un et nous voici engagés dans une rue en montée. Moi, qui crapahute, gambade et marche aussi souvent que possible, ce jour-là j’ai du mal à suivre. Je peine réellement, le rythme de mes pas ralentit, je me courbe doucement, et je lutte pour mouvoir mes jambes. La personne avec moi continue de parler et d’avancer à grands pas, je n’ai plus de souffle, je réponds de la tête, je reste en arrière. Les murs des immeubles sont autant de lieux où j’aimerais m’appuyer, adosser mon corps pour me concentrer et attendre un peu. Je n’ai plus aucune envie de partager ce café, je veux m’allonger et laisser refluer la douleur. Je n’écoute plus. La personne avance toujours aussi vite, et ce que je pensais compris, après avoir été explicité plusieurs fois, ne l’était en réalité pas. Je ne dis rien. J’avance tant bien que mal, mais j’ai laissé tomber. Je passe le café à abandonner. Cette personne sait, mais ne sait pas. Si j’avais été enceinte de 8 mois j’aurais été précautionneusement attendue et entourée de toutes les considérations. Mais seulement malade et de manière invisible, ce n’est pas pour moi. Il faudra toujours dire, redire, affirmer (ou avouer) sa faiblesse et son handicap. Avoir toujours « quelque chose ».
J’essaie au quotidien d’être flexible, de ne pas m’accrocher mordicus à quoi que ce soit et de m’adapter aux contraintes. J’essaie d’arranger, de faire avec, et en voyage de réagir immédiatement en proposant des solutions de repli. Mais désormais l’incertitude est plus envahissante et je me rends compte que je ne peux être flexible dans ma tête et dans mon corps à la fois.
Je n’ai aucune idée de ce que va provoquer le piétinement dans la cuisine ou le simple fait d’aller acheter du pain : faire des crêpes alors qu’une crise se déploie en sourdine, c’est 24 heures épuisée ensuite, à lutter pour rester assise ou faire un pas. Aller acheter du pain au même moment ? Cela pourrait être le réconfort de sortir et la joie de dérouiller mon corps, ou bien plusieurs heures allongée ensuite… ou bien simplement rien : juste être allée acheter du pain. Cette incertitude est usante moralement, elle rappelle à chaque instant que je ne peux rien prévoir.
Mais que je devrais.
Mais que je n’en sais pas les conséquences.
Mais que ce serait dommage de se priver d’un bon moment.
Je vais peut-être m’arrêter sur une ligne de métro car je ne peux plus continuer assise, qu’il me faut d’urgence m’allonger. Ou des toilettes. Ou je vais m’accroupir dans un magasin car je ne peux plus rester debout. Et peut-être que ce jour-là tout ira comme sur des roulettes et je regretterai de n’avoir pas dit oui à un concert ou à une balade. Ce pari de chaque heure ou presque, aveugle et récurrent, use.
Et parfois je perds confiance en l’écoute des autres. Dernièrement chez des amis au courant, j’ai plusieurs fois dit que nous devions rentrer, que j’avais « mal au dos » [l’expression que j’utilise pour « dire sans dire »]. Il semblait que cela soit trop tôt pour nos hôtes qui continuaient de nous retenir. Je blêmissais, me tordais, je devais rentrer, mais il y avait toujours quelques échanges de plus, toujours quelque chose à dire. Le retour a été chaotique. Est observateur qui peut l’être c’est certain, mais j’en deviens nécessairement plus précautionneuse la fois suivante. Aurais-je du être explicite ? plus agressive ? détailler crûment les intimes détails des douleurs et de leurs conséquences ? Aurais-je du à la fois me mettre à nu et leur opposer leur absence d’écoute ? Non, c’est certain. Mais je ne retournerai pas chez eux de sitôt…
Et puis il y a ceux qui ont compris sans que j’ai eu beaucoup à dire ou qui ont aussi beaucoup écouté. J’éprouve une sincère reconnaissance à l’égard de quelques collègues qui s’inquiètent simplement à voir mon visage en entrant en salle des profs. De mes élèves qui réagissent toujours à mes demandes d’aide ou de calme, sans savoir de quoi il retourne. Des amis qui demandent comment ça va et attendent une véritable réponse. Des connus-inconnus de Twitter qui m’embrassent et me recouvrent de licornes lors de nuits douloureuses. De celui surtout qui chaque jour me sourit, que je décide d’écouter mon corps et de le mettre au repos, ou que je décide d’y être sourde et de tenter quand même l’aventure.
Je n'ai pas vraiment de mots. Je connais (un peu) la vie avec la douleur qui use et mine et surtout qui nous ôte un bout de notre liberté.
J'ai quand même envie de te dire merci pour ton témoignage.
Et j'ose espérer que les traitements de prise en charge s'améliorent
Billet puissant, j'ai beau savoir par ta voix ce que tu endures, je suis toute émue
"...ceux qui m’écoutent sont renvoyés à leur impuissance ..."
Ceux qui lisent ce témoignage émouvant....aussi. Rien à ajouter.
Ah si: je vais envoyer le lien vers ce billet. Pour essayer de sensibiliser (on ne connait pas, encore moins les hommes, cette maladie. Et quand on en connait l'existence, on ne peut absolument pas se rendre compte de son impact dans la vie quotidienne). Alors, encore bravo d'en parler franchement, clairement (et je me doute que ce ne doit pas être facile dans cette société de "forts", de "gens qui ont réussi")
Tous mes encouragements.
Merci pour ce billet. Tu as mis le doigt sur l'un des aspects de la maladie dont on ne parle jamais. Il faut s'arrêter un instant, après toutes ces années de souffrance, mettre la colère de côté, pour comprendre les réactions des autres. "l’écoute de la douleur amène la compassion au début, mais la répétition et la chronicité imposent une mise à distance puis une indifférence. C’est trop à gérer, c’est trop à ne pouvoir rien faire."
Moi je dis que j'ai mal, point. Et comprendra qui voudra. C'est à dire, très peu de personnes, celles à qui j'en ai parlé des dizaines de fois, avec les détails crus justement de la pieuvre qui décapite chaque organe de mon ventre un à un. Ou je ne dis rien justement et j'enrage intérieurement de ne pas être comprise, prise en compte. Et quand je vais m'allonger, montrer ma douleur, j'ai l'impression de ne pas être prise au sérieux, l'extérieur ne reflète décidément pas l'intensité de la douleur interne.
C'est bête mais j'ai découvert ton blog "grâce à l'endométriose", il y a trois ans, parce que j'étais en quête d'informations et que je me faisais diagnostiquer au même moment que toi avec à cela près les mêmes symptômes. Je me destinais à être prof d'italien, et j'ai lu goulument tes articles sur les voyages en Italie et ceux sur ta pédagogie qui donne envie de retourner en cours d'Histoire. Et depuis trois ans, j'ai recherché régulièrement ici le moindre épisode relatant de l'endométriose, de son évolution. Puisque notre parcours se ressemblait, opération, hormones, rémission brève...
Et voilà ce texte magnifique et éclatant de vérité. Un vérité qui est mienne et qui appartient à beaucoup d'entre nous, ô endogirls, je crois.
Merci pour ces mots, merci pour ce site.
Rien de personnel. Car je t'ai connue sans le mal et c'est ainsi que je te retrouverai... De courage tu ne manque pas, mais de force parfois. Moi je suis là, dans l'ombre d'un souvenir, je suis là si tu tombes, dans une pensée... tout en bas.
[…] l’alimentation, au sport ou à la température de la pièce. Je te l’avais déjà dit, l’endométriose n’a pas de règles. Ce qui est certain en revanche, c’est la présence régulière de la douleur lancinante, ou […]