Chaque année scolaire commence avec des incertitudes.
Une bonne partie des élèves auxquels nous faisons face nous est inconnue. Les élèves entre eux ne se connaissent pas nécessairement. Ou bien ils se connaissent, justement. Et malgré de longues et intenses réunions de répartition en fin d’année, nous ne pouvons savoir comment les classes, entièrement recomposées, se comporteront. La mayonnaise peut prendre ou pas. Et cela dépendra parfois d’un seul élève, d’un horaire en fin de journée ou d’une configuration de salle de classe. La mayonnaise, c’est délicat.
A chaque rentrée tu reconstruis donc la confiance et la cohésion. Patiemment. Avec la classe dans son ensemble, avec chaque élève également. Car tous, même ceux que tu connaissais en juin, auront changé : c’est l’infinie plasticité de l’adolescent et de l’être humain. Certains auront grandi, mûri, d’autres se seront tendus, renfermant une colère inattendue, d’autres encore souriant se seront soudain épanouis.
Moi je ne demanderai pas le pourquoi de ces changements. Je ne suis pas la prof qui recueille les histoires personnelles, je refuse ce voyeurisme des détails intimes ou douloureux, trop souvent sordides, de la vie de nos élèves. J’enseigne en éducation prioritaire et une limite stricte, fondamentale, doit être posée : ne pas être intrusif. La vie de nos élèves est complexe, j’écoute ce qui est nécessaire, j’accompagne vers des professionnels, mais il serait malvenu pour les élèves comme pour moi que je prétende les remplacer car mon rôle n’est pas là. Mon rôle est d’offrir un lieu et un cadre où être élève. Simplement élève.
Un jour, quelqu’un qui me connaissait peu m’a dit « Tu devrais aller enseigner en ZEP pour voir » : j’avoue avoir ricané, car j’ai toujours enseigné en ZEP (même si cela ne s’appelle plus comme ça depuis belle lurette). On y vit au début des situations de violence, mais on y vit aussi des cours réjouissants. Et puis on comprend que les violences, ce sont les élèves qui les subissent le plus. Et leur entourage. Et le lieu lui-même marqué par d’autres violences, symboliques ou non. Puis on questionne des habitudes prises on ne sait pourquoi, on prend conscience que tout ce que l’on a « blindé » n’a fait que renforcer les crispations… Il m’a fallu quelques années pour comprendre que c’étaient des éléments infimes qui avaient rendu ma classe sereine la grande majorité des cours. Tous ces petits riens qui, de mon point de vue bien sûr, permettent de donner à ces élèves parfois valdingués par la vie un espace où, sans ignorer les drames on les laissera durant un temps de côté.
Baisser le volume et ralentir le débit de sa voix tout en se faisant entendre. Autant qu’il est possible quand on n’écrit et ne lit pas, éteindre les néons qui clignotent sinon des journées entières dans nos yeux. Me poser réellement et siroter mon café en observant les élèves au travail. Prendre le temps, prendre des notes, montrer aux élèves mes notes et mes brouillons, lire un livre quand ils rédigent. Laisser les élèves échanger entre eux en me mettant clairement de côté. Les laisser se reposer quelques minutes en fin d’exercice. Proposer mon clavier pour faire des recherches. M’asseoir là où il reste des chaises près des élèves. Des riens, mais qui ont tant d’impact. Un planisphère par-ci, quelques mots engagés par-là mais la totalité des murs qui leur appartient, avec leurs travaux en cours d’avancement ou finis. Bouger les tables dans un sens, dans l’autre, selon les besoins, et accepter le bruit temporaire que des adultes feraient également en changeant la disposition d’une salle. Ne militariser ni les entrées, ni les sorties, et autoriser par anticipation tout emprunt et trajets vers la poubelle. Ce qui a été le plus essentiel des petits riens. S’excuser honnêtement en cas de méprise, demander des excuses honnêtes en cas de débordement. Et les quelques élèves qu’il faut tenir à l’œil, et bien… je les tiens à l’œil. Sans pour autant faire payer leur éventuel comportement aux autres élèves. D’ailleurs, bien souvent je les tiens à l’œil pour rien… Je lève très rarement la voix, je dis clairement à tous « Je vous fais confiance » et en cas de provocation je laisse souvent le regard offusqué du reste de la classe parler pour moi. La confiance tient à des riens, et chacun de ces riens représente beaucoup quand la vie est complexe.
A la rentrée, j’ai observé ces nombreux élèves d’éducation prioritaire que je ne connaissais pas entrer dans ma classe. Après avoir recadré instantanément un élève ici, un autre là, deux encore là, c’était fini : les rituels étaient en place, j’étais sereine et posée, et comme toujours je souris. Tirer une gueule de dix pieds de long est le meilleur ingrédient de l’effet miroir… On était partis pour trois trimestres de documents, de cours, de mots, d’exercices, de débats, que s’est-il passé il y a longtemps ou ailleurs, pourquoi le monde s’organise-t-il comme cela, pourquoi rien n’est-il jamais si simple qu’on ne le croit, pourquoi comprendre et apprendre ne sont-ils jamais si compliqués qu’on ne le croit ? Et pour tout cela, je leur donne un droit non négociable : celui de pouvoir me questionner à foison*.
Il y a quelque temps, nous étudiions le génocide des Arméniens. C’était d’autant plus intéressant que dans cette classe des élèves d’origines turque et kurde prenaient part à la réflexion en expliquant ce qui leur avait été raconté dans leurs familles, réfléchissant à ce que les sources sous leurs yeux rapportaient, exprimant leur étonnement face aux décalages entre l’histoire, la mémoire et le discours politisé. Je les laissais dire, j’interrogeais, je recentrais. Nous réfléchissions aux raisons de tels discours, où untel avait été à l’école et à quelle époque, l’impact de tout cela sur la compréhension des événements…
A un moment, la sonnerie a retenti.
Glissant un « Je finis ma phrase et je vous laisse sortir », je finis donc ma réponse à une énième question d’élève et…
– « C’est bon, vous pouvez sortir ! A demain ! »
Et face à moi, 24 élèves de 14-15 ans.
Assis.
Le stylo levé sur leur cahier encore ouvert, les documents empilés devant eux, attentifs.
…
Cela fait maintenant au moins 2 minutes que la récréation a commencé. Une éternité dans une vie d’élève.
– « Allez, vous pouvez y aller ! »
– « Nan mais Madame, c’est trop intéressant, on continue ! »
– « Euh mais… euh… nan mais moi j’ai café là ! »
– « Le café attendra Madame, on vous écoute ! »
On était le 21 septembre.
Ils me trollent déjà…
* A vrai dire, il y a quelques jours j’ai annoncé à une classe particulièrement dynamique, travailleuse et passionnée que pour pouvoir clore le chapitre avant les vacances ils n’auraient droit ce jour-là qu’à 6 000 questions au lieu de 12 000. Ils l’ont bien pris.
La composition de classes, tout un art qui me fait plonger dans une faille spatio-temporelle. Dans une galaxie bien lointaine, la direction du lycée où j'étais élève eut une idée lumineuse. Elle décida de faire l'expérience de former une classe de seconde uniquement de redoublants. Nous avions passé une année formidable. La direction et les professeurs n'étaient pas du tout du même avis. Cette expérience commença et se termina avec nous. Je ne comprends pas pourquoi...