Dans la série Space Geometry, il y a évidemment de quoi faire et si je t’ai montré comment les Perses usaient de symétries et de motifs fractals pour orner leurs mosquées et faire surgir un paon sur un dôme, je t’emmène maintenant à quelques milliers d’encâblures de là pour jouer à nouveau avec l’espace, les formes et la lumière.
Nous voici donc à Pristina.
Capitale de la minuscule république du Kosovo indépendante depuis 2008, la ville a subi de graves destructions suite aux bombardements de la guerre de 1989/1998-1999, dernier avatar des soubresauts ayant agité la péninsule balkanique lors de la dislocation de la Yougoslavie.
Aujourd’hui, Pristina se relève tant bien que mal. A chaque coin de rue, tous les éléments d’une ville détruite récemment sautent aux yeux : les maisons effondrées ont disparu et les débris aussi, mais ce qui a été reconstruit est nécessairement quelconque, sans âme et sans lien. Uniquement fonctionnel. Parfois surgissent au bout d’une rue un hammam ottoman de quelques siècles ou une maison ancienne, autant de miracles ayant réchappé aux bombes mais qui dans leur solitude rappellent douloureusement la ville disparue.
Comme ailleurs, le vide urbain concrétise tant.
Et pourtant, se promener dans Pristina est extrêmement agréable. Avenues et places bien entretenues, dévolus à la promenade et aux terrasses de cafés. On prend plaisir à déambuler dans des quartiers où règne pourtant le chaos visuel de ces villes mi-détruites-mi-construites qui me laissent toujours songeuse. Petites échoppes, grands immeubles de béton brut, résidences soignées, rues poussiéreuses, avenues pimpantes, panorama moderne et gros plan traditionnel, des arbres partout et des parcs disséminés ça et là. Le passé hante les rues de Pristina, mais les habitants se sont mêlés aux fantômes pour se réapproprier la ville.
Et au milieu de cette étrange cité trône…
… ceci.
Et avec une fougue soudaine tu te dresses et demandes : « Mais qu’est-ce donc ??? »
Des nids à drones militaires ! Un repose-parachutes blindés ! Une sculpture néo-brutaliste commandée par l’entreprise Wonderbra ! Le guide Lonely Planet va quant à lui jusqu’à dire que cela ressemble à des « gelatinous eggs wearing armour ».
Le Dark Vador de l’oeuf mollet !!!
Non. Rien de tout cela.
Il s’agit en réalité de la Bibliothèque Nationale du Kosovo, lignée commencée au XIVè siècle, institutionnalisée dans la très jolie ville de Prizren en 1944 et installée à Pristina en 1982. Date à laquelle l’architecte croate Andrija Mutnjakovic gratifia la ville et le monde de ce… de cette… voilà.
Le Telegraph a classé ce bâtiment parmi les 30 plus laids au monde et en effet, quel étonnement quand on se retrouve face à lui… L’intention de départ était de lier les traits architecturaux caractéristiques des communautés serbe et albanaise du Kosovo qui, déjà dans les années 1980, s’opposaient. Des dômes et des cubes, éléments byzantins et ottomans, rappelant par leur emboîtement les villages traditionnels de la région, et une armature en filigrane métallique en clin d’oeil aux bijoux kosovars (comme ICI). Le bâtiment devait s’insérer dans un complexe universitaire plus grand, l’armature métallique protéger de la lumière livres et lecteurs, et l’ensemble devait donner au public un sentiment de protection…
Toutes bonnes intentions qui, malheureusement, n’ont pas fonctionné. Aujourd’hui, malgré l’esplanade de pelouse qui rehausse la structure et met en valeur le contraste entre la blancheur des dômes et l’armature sombre, les bâtiments alentours, désordonnés, gris et quelconques, font de cette bibliothèque un isolat incongru. Le bouclier métallique pourrait être défensif ? Il donne le sentiment qu’il faudra se battre pour entrer dans la bibliothèque. Offensif ? Il donne alors encore plus envie de fuir à toutes jambes, alors que les dômes blancs semblent prêts à exploser sous la pression d’une gélatine visqueuse [j’ai la vision woodyallenesque du sein tueur énorme et rampant de « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe etc. »].
Malgré une certaine crispation et l’envie de passer mon chemin rapidement en sifflotant (l’endroit a été BIZARREMENT un temps le quartier général des commandos de l’armée serbe : pourquoi l’ont-ils choisi… mystère…), je suis entrée et…
… surprise. Parmi les étudiants et lecteurs qui allaient et venaient en ce mois d’avril, j’ai compris comment la géométrie agissait ici. Comment aussi la lumière crue d’une ville très ensoleillée était captée. Aux murs encadrant l’atrium principal, des pierres allongées, empilées les unes sur les autres en un solide escalier d’ocre. Au sol, un pavement circulaire rayonne, bicolore, et intègre les escaliers avant de se fondre dans les pierres murales. Du centre rougeoyant est généré tout le reste, où chaque cercle, chaque pierre, malgré la différence de couleur ou de forme, est nécessaire à l’autre.
Et au plafond, la gélatine blanchâtre adoucit la lumière crue du dehors, canalisée par l’armature métallique…
Finalement, cela me rappelle un peu le site François Mitterrand de la BNF. Un extérieur incongru pour un intérieur plutôt agréable. Ce qui est peut-être finalement l’essentiel pour une bibliothèque.
…
Bon, et sinon, ça te dirait pas des oeufs mollets là ?
Note : deux articles à lire ICI et ICI sur cette bibliothèque.
chère julie,
surprenante architecture biblio de kosovo!
bon séjour
ton père
Ça me rappelle le monument de Victor Emmanuel II à Rome...
Un petit côté saucisson justinbridounesque sado-maso, oui...
Des oeufs mollets, miam ! :d
Effectivement, impression fort sympathique à l'intérieur... L'art de l'architecte n'est pas chose aisée !
(sinon, dans les 30 bâtiments les plus moches sus-cités, il y a aussi les "tours nuages" à Nanterre... Et la tour Montparnasse... Les architectures surprenantes ne sont pas toutes exotiques ! 😉 )