Il est parfois nécessaire de laisser faire le hasard.
Voire de faire confiance aux vieillards inconnus qui parlent une langue dont tu ne comprends pas un traître mot.
La mine réjouie d’empoussiérer mes sandales, j’étais un jour en vadrouille à Berat. Berat est une ville d’Albanie de 60 000 habitants qui, par son urbanisme et ses fonctions, en paraît plutôt 5 000, située au centre de tout et au milieu de rien. On y trouve pourtant quelque attrait, à cette « ville aux milles fenêtres », une fière citadelle, des mosquées ottomanes et des églises orthodoxes, une vieille ville préservée ainsi qu’un sublimissime tekke tout ornementé, de l’ordre soufi khalwati et datant du XVème siècle.
De quoi donc te pousser à crapahuter parmi les monts, les chèvres et les bureks.
Berat marque depuis le VIè siècle av. notre ère la frontière entre l’Illyrie et l’Epire, ce qui est aussi un excellent prétexte pour traverser l’Albanie en progressant sur la carte à la vitesse kéralaise de 30km/h alors même que ton furgon va à fond de train. Ce faisant, il te jette évidemment contre les vitres et les ballots de serviettes embarqués à un coin de route tout en contribuant à chaque arrêt à ton étonnement :
Oh, un 12-places aménagé ! Oh, les bunkers d’Enver Hoxha dans la campagne !
Et du Sprite à la pompe ? Hmmm…
Après plusieurs heures de furgon, tu arrives à Berat. La ville est pentue, et tu grimpes quinze mille escaliers pour jeter ton sac à dos dans une chambre chez l’habitant avant de repartir arpenter les rues.
Te dérouiller les jambes, t’emplir les yeux et goûter les cerises cramoisies vendues dans de petites caisses sur les trottoirs.
A Berat il y a deux rives et des maisons à flanc de montagne qui se font face.
Escaliers d’ardoises pentus, lauzes empilées, ouvertures minuscules des constructions montagnardes, on y voit de temps à autre des minarets et le tekke, tandis que sur la rive de Gorica les façades blanchies laissent apparaître quelques clochers.
C’est vers là que mes pas se dirigent ce soir-là.
Je gravis le chemin jusqu’à la porte d’une église. Sous l’auvent, deux vieillards devisent, me saluent d’un hochement de tête et m’interpellent en albanais.
Je réponds avec ce qui reste la langue la plus communément parlée dans le monde, un sourire contrit et quelques gesticulations des mains. Les deux se dressent sur leurs pieds, se précipitent à mes côtés, l’un d’eux ouvre la porte de l’église tandis que l’autre me prend par la main.
Moi qui aime visiter à mon rythme, me voici emmenée sans autre alternative dans l’église.
L’église Saint-Spyridon n’a rien d’exceptionnel a priori. Elle appartient à l’Eglise orthodoxe autocéphale d’Albanie [l’orthodoxie, c’est le polycéphalopode de la chrétienté : mille branches et mille têtes…], a été construite au XIXè siècle dans le quartier chrétien de la ville, et vue de la citadelle, on reconnaît sa silhouette trapue et large, avec ses deux travées et ses auvents, son beau clocher et son toit de tuiles.
A l’intérieur, il fait très sombre et s’amoncelle le mobilier habituel des églises orthodoxes. Je parviens à grand-peine à distinguer sur les murs des fresques, relativement récentes, mal éclairées, sans véritable grâce.
Le vieillard tient toujours ma main et hoche la tête. Mais d’une pression ferme il m’entraîne déjà plus loin.
Les travées, leurs saints et rois, ne l’intéressent pas, et ses pas pressés m’indiquent que je ne devrais pas m’y intéresser non plus. Il m’amène ainsi rapidement à l’iconostase, me parlant en albanais comme si c’était ma langue maternelle, et d’un geste impérieux me pousse vers le sol afin que je m’agenouille. Je suis dubitative et commence à regimber… mais son regard lumineux, son sourire extatique et son autre main qui s’agite…
D’accord : je m’agenouille.
Il m’indique de pencher la tête, encore, davantage, et de son doigt il désigne l’ouverture pratiquée en haut de la porte de l’iconostase. Par là, j’ai une vue directe sur la coupole du choeur, recouverte d’une fresque au bleu éclatant…
C’est cette fresque qui illumine le visage de mon vénérable guide et constitue sa grande fierté. Une Vierge à l’Enfant, les bras grands ouverts pour accueillir les fidèles et ceux qui passent par là. Invisible autrement qu’agenouillés devant elle.
Le vieil homme rit de bon coeur devant mes yeux écarquillés. Il s’approche de moi et, prenant mon visage entre ses mains, gratifie mon front d’un baiser sonore.
Comme si j’avais, à ses yeux, accepté et réussi l’initiation.
adorable!
Tes billets sont toujours un régal. Celui la particulièrement.
Un petit coucou d'un lecteur de loin. Mais qui apprécie ces promenades chez toi. Et ce ton particulier et agréable
Bonne fin de semaine