Nous sommes à Săpânța, aux confins de la Roumanie septentrionale.
La plaine s’étend vers le Nord, un kilomètre encore de champs avant l’Ukraine. Au Sud et à l’Est grimpent les massifs qui séparent le Maramureş de la Bucovine et du reste de la Roumanie. Tout est d’un vert lumineux. Des femmes en fichus le long des routes, des hommes aux manches retroussées et aux râteaux de bois dans les champs. On est loin de tout.
Et ce jour-là, je décide de quitter la petite ville de Sighet hantée encore des souvenirs d’Elie Wiesel pour me rendre au Cimetière Joyeux.
Le Cimitirul Vesel est un cimetière.
On y trouve des tombes. Sur les croix les noms des femmes, des hommes, des vieillards et des enfants disparus. On y voit des fleurs et des murets, des rectangles de terre où l’herbe a recommencé à pousser.
Mais si ce cimetière a sans aucun doute connu les larmes, il crée aussi chez le visiteur une irrésistible envie de sourire, de s’approcher des tombes et de découvrir à travers ses défunts la vie d’un petit village qui fut un jour austro-hongrois, et aujourd’hui dans la Roumanie la plus reculée qui soit.
A Săpânța sévissait Stan Ioan Pătraş.
Sculpteur, peintre au bleu éclatant, poète et joyeux drille, depuis 1935 il a consacré sa vie à dresser des croix de chêne aux couleurs éclatantes et porteuses d’un poème rendant un hommage grinçant, ému, drôlatique ou parfois tendre aux villageois, à ses voisins, ses connaissances, à chaque personne qui dans le village passait de vie à trépas.
Alors tu observes les croix de bois.
Tu remontes les étroites allées du minuscule cimetière surpeuplé, et sur chaque tombe apparaît une facette du monde du Maramureş. Les traditions et habitudes d’une région rurale et frontalière, les occupations des femmes et celles des hommes, leurs métiers et leurs habits d’apparat.
Ce qu’un artiste veut donner à voir de la mémoire de son village.
Et ce qu’un village est parvenu à conserver dans un pays où la mémoire a été utilisée et ses aspérités locales gommées.
On voit ainsi défiler en quelques mètres plusieurs décennies de facteurs, d’institutrices, de mineurs, d’agriculteurs, de marchands de vin, de bouchers, de fileuses. De bons vivants et des femmes ferventes, des médecins et une cuisinière dont la mamaliga semble avoir laissé un souvenir impérissable…
Motifs floraux de l’Europe de l’Est, couleurs symboliques, poème drôlatique et médaillon sculptés : autant de clins d’oeil aux passions et habitudes de chacun, et une manière de s’approprier la disparition des siens.
Des intellectuels et des historiens s’interrogent encore sur l’éventuelle résurgence ici, ou la continuation ?, d’une croyance zalmoxiste, du nom du prophète et dieu gète Zalmoxis, selon laquelle la mort du corps est un rite de passage vers l’immortalité. Mentionnée par Hérodote, la tradition aurait été perpétuée par les Daces… à moins que la référence même vise à rappeler comme les traditions autochtones sont anciennes et vivaces afin de refonder un Etat en recherche d’identité.
Toujours est-il qu’ici, le cimetière est devenu lieu de réjouissance, et selon la croyance zalmoxiste celui qui « entre dans la caverne » en ressortira bientôt.
Parfois l’histoire s’en mêle aussi, faucille et marteau d’un autre âge.
Parfois la douleur apparaît, la violence également. Et si tu cherches bien, un décapiteur a arpenté un jour ce paisible village.
Mais tu retiens surtout les fichus sur la tête, les gilets noirs ornementés et les chapeaux de paille, les bouteilles de vin, les femmes affairées…
… la vie rurale qui bat son plein.
Note : à lire sur le sujet « Occultations de Zalmoxis, occultation de l’histoire. Un aspect du dossier Mircea Eliade« , Dan Dana, Anabases, n°5, 2007.
toute une vie de labeur , de métiers difficiles, récompensés pour ne pas les oublier, par ces illustrations sur ces tombes.
tout ce temps passé à illustrer aussi précisément, que minutieusement, que coloré ... un bel hommage!
Bru
Je comprends le coup de foudre mitraillant, c'est assez extraordinaire ! (dans tous les sens du terme)
C'est magnifique. J'admire ces civilisations qui rendent hommage de la sorte à leurs morts. Quel beau souvenir que ces sépultures.