Dans le quartier de Praga, à Varsovie : « Miasto aniołów » de Marek Sułek.
La Cité des Anges…
Je savais qu’il faudrait en reparler ; je ne pensais pas que cela serait si tôt.
A nouveau, une chape de plomb s’est abattue sur les rues de Paris. A nouveau, chacun déroule où il était, ce qui aurait pu, ce qui a failli, ce qui pourrait. A nouveau, des échos résonnent pour chacun et pour moi. Pêle-mêle d’émotions, quartier où j’ai si longtemps vécu, terrasses tant fréquentées, un concert la semaine prochaine, et Bombay explosant aussi.
Mais à chaque événement sa spécificité, sa teneur, son émotion.
Janvier a ciblé et frappé.
Novembre a soufflé et dévasté.
Balayé d’un geste large un parvis, des rues, une salle de concert remplie.
Bien plus qu’en janvier de ce fait, tellement plus qu’en janvier en fait, cela aurait pu être moi. Toi. Chacun d’entre nous. Et dans une certaine mesure c’est le cas. Dans le sombre décompte des visages qui se sont éteints à jamais, dans la litanie des blessés et de ceux qui ne répondent pas, chacun connaîtra quelqu’un. Ou quelqu’un qui connaît quelqu’un qui. Les mois à venir laisseront à la place de la stupeur l’inquiétude : comment s’exposer le moins possible à une éventualité que tout Parisien sait réelle depuis des années, comment pourtant continuer à vivre malgré tout, contre tout, ou plutôt…
… comment continuer à vivre surtout.
*****
Lundi je serai face à mes élèves. Comment tant de profs.
A nouveau.
Ce sera différent. Il y aura eu deux jours avec les parents auparavant, il y aura eu encore plus d’images, peut-être de l’info en continu un week-end entier. Peut-être y aura-t-il eu un black-out aussi. Certains auront beaucoup parlé, d’autres auront été mutiques. Des parents auront trouvé les mots, d’autres auront pleuré. Et chaque élève aura sa propre histoire avec la violence. C’est cette multiplicité qu’il nous faudra accueillir et avec laquelle il faudra faire notre métier.
Et il y aura des points communs. Dans la jeune vie de nos élèves, deux attentats en quelques mois amèneront des liens, parfois raisonnables à nos yeux d’adultes, parfois inattendus, parfois nous faisant grincer des dents. Il y aura des questions contenues, des inquiétudes globales et géopolitiques, il y aura des vérifications aussi (« Mes parents m’ont dit que… »).
Et à nouveau nous, profs, serons à l’intermédiaire.
Ceux qui doivent accompagner vers le sens sans parfois le connaître eux-mêmes. Ceux qui doivent accueillir l’émotion sans avoir eu le temps de mettre la leur au clair. Ceux qui doivent écouter sans avoir pu parfois l’être. Chaque prof lundi arrivera en classe avec ses forces, son professionnalisme réel, son envie d’aider ses élèves à construire un chemin rationnel dans ce qui a touché cette fois au hasard dans le but bien clair de laisser le chaos.
Qui aura fait en sorte que les profs, les personnels de vie scolaire et ceux de direction, aient un temps préalable fondamental où les adultes aient pu se parler d’abord ? Car pour être capable d’accueillir il faut avoir été soi-même accueilli… Nos instances, ministre recteurs et chefs d’établissement, ont-ils tiré les leçons de janvier ?
Evacuer une partie de l’émotion avec nos pairs, avec nos mots d’adultes, notre humour toujours un peu pourri dans ces cas-là. Débriefer entre collègues, rassembler quelques outils, un texte, des dessins, évoquer nos craintes à l’égard de certains élèves ou classes et trouver conseil, ou peut-être dire aussi que nous ne nous sentons pas d’en parler frontalement déjà ? Oui, avec tout le professionnalisme dont nous sommes capables, l’émotion et l’empathie ont aussi leur place [#EMCInside]. Se retrouver en tant qu’équipe pour, avec ce soutien-là, enfin entrer en classe et écouter, expliquer, guider 25 à 35 élèves qui ne seront que points d’interrogation.
Points d’interrogation qui, comme en janvier, prendre la forme d’angoisses, de certitudes ou de provocations. Des ados.
Dans la nuit de vendredi à samedi, je lisais ma TL.
Suivais le déroulement des attentats tout en tâchant d’être concrète. Localiser famille et amis, l’un après l’autre, garder contact avec un ami cloîtré à son travail à République. Faire le lien comme je pouvais entre les demandeurs et les pourvoyeurs de #PorteOuverte. Et une angoisse extérieure m’a frappée de plein fouet…
Dans le drame qui se déroulait surgissait des questions de followers jetées comme des bouteilles à la mer : « Comment, mais comment en parler aux enfants !?! ».
Passées la stupeur et la sidération, les parents se demandaient que dire ? que taire ? et avec quels mots ? et que répondre au redouté « pourquoi » qui ne manquerait pas de venir ? Et les profs de prendre le relais, comment dire et laisser parler à la fois ? comment accueillir la parole et couper court aux fantasmes en même temps ?
Être concrète est ma manière de gérer l’émotion. Alors j’ai tweeté quelques idées. A toutes fins utiles, rien de prescriptif, rien de dogmatique. Chacun d’entre nous fait et fera en fonction de qui il a devant lui. Chaque parent sait au fond ce que son enfant peut entendre, jusqu’où dire et quoi taire. Chaque prof sait sentir une classe, sur quoi insister, sur quoi lâcher prise pour l’instant. Chacun d’entre nous sait faire en réalité. Il faut simplement que chacun ait le temps de se rassembler, de se ressourcer, de souffler.
Et si lire tout cela noir sur blanc peut faire du bien, alors voilà.
1/ D’abord être au clair avec soi, ses émotions. Et si vous êtes débordé par elles, attendre quelques heures… ou un cours suivant. C’est sans doute pour moi l’élément le plus important. Nous savons, profs et parents, que les enfants sont des éponges. Chacun d’entre nous a commencé un deuil avec ces attentats, le deuil d’une vie, d’une sérénité relative, d’un monde aussi. Les illusions nous ne les avions plus. De ce fait, nous ne pourrons être sans émotion face aux enfants. Dire que l’on souhaite en parler mais que l’on préfère reporter le dialogue à quelques jours de là, ou dire honnêtement que l’on est désemparé, sont des solutions pour ne pas s’engouffrer dans quelque chose où l’on vacillera, professionnellement et personnellement.
2/ Pour les parents, être la première source d’informations. Avant les copains, les médias, la cour d’école. Pour les profs, se donner le temps de détricoter les couches d’informations multiples, parfois contradictoires, parfois fausses, mais déjà bien ancrées dans les esprits des élèves. Ce sera peut-être long, mais ce sera salutaire pour poser le débat.
3/ Etre concret sans être dur ou entrer dans les détails. Des gens sont morts oui et d’autres ont tué. La manière de l’un et de l’autre n’apporte rien, et circonscrire très strictement le détail sanglant permet d’épargner les plus sensibles mais aussi de couper court au « voyeurisme » qui point toujours en ces cas-là. On le sait en histoire, enseigner les massacres est complexe. On ne peut éviter la nécessité du témoignage visuel ou textuel et ses violences, mais il faut savoir quand cela déborde le travail de compréhension.
4/ Laisser parler les enfants et les élèves. Cela vous laissera d’une part le temps de voir ce qu’ils savent, où ils en sont, cela vous donnera la possibilité de voir aussi quelles sont leurs préoccupations A EUX [je me permets des majuscules car encadrer au préalable au plus près le débat en plaquant des concepts et problématiques d’adultes n’aura au mieux que l’effet d’un couvercle sur une marmite qui bout, et au pis d’avoir fait ravaler aux élèves leurs véritables inquiétudes]. Les laisser remettre de l’ordre entre les informations recueillies auprès des parents et des médias, entre leurs émotions et les vôtres, les laisser rassembler chaque élément en déroulant des questions simples (où, quand, qui, quoi…) avant d’entamer le questionnement du sens.
5/ Clarifier les mots qu’ils ont nécessairement entendus, et les clarifier à leur niveau, en fonction de leur âge et de leur capacité à entendre. Pour les plus jeunes, « terrorisme » ? Quelque chose comme « tuer pour vouloir faire peur à tout un pays ». C’est vague mais c’est un début. Et la géopolitique, ce sera le temps d’après.
6/ Rassurer. Rassurer n’est pas mentir ou dire que nous sommes tous protégés par un bouclier invisible. Clarifier les informations, dire ce qui est vrai et ce qui est de l’intox, c’est rassurer. Définir les mots employés, c’est rassurer. Expliquer concrètement ce qui protège au quotidien c’est rassurer, même si ce sont de petits détails : réapprendre par coeur les numéros de téléphone des proches, connaître le numéro des pompiers, savoir garder son calme…
7/ En lien avec cela, n’oubliez pas que les enfants et les élèves pensent d’abord à leur périmètre : la famille, la maison, le chien, l’école, les copains. Mes élèves m’ont demandé en janvier dernier si notre collège pouvait être visé : au vu des attentats de l’époque j’avais dit non, aujourd’hui je leur répondrais autre chose. Selon la classe. Selon les élèves. Que c’est bien cela le terrorisme. Faire en sorte que la peur soit présente en chaque lieu et en chacun. Qu’il n’y a aucune raison que notre collège soit touché, qu’un attentat est en réalité très rare à l’échelle d’une vie, mais le terrorisme veut faire croire qu’il peut frapper partout.
8/ Passez en revue chacun des éléments de ce quotidien et rassurez avec des détails concrets. Avec de l’humour aussi : le chien ne risque rien, papy et mamy habitent au milieu de la Mayenne, et nous… nous… nous sommes vigilants, attentifs, nous ne pouvons pas grand-chose mais un attentat reste rare. Et nous allons continuer à vivre en allant ici, en faisant ça. Les éléments concrets sont le meilleur rempart contre les inquiétudes, les fantasmes, les rumeurs. Et que continuer à vivre, c’est aussi réfléchir au pourquoi, enfin. A ce qui amène des gens à basculer, sans nécessairement que nous ayons la réponse. Et continuer à vivre, c’est réfléchir à ce à quoi nous pouvons nous raccrocher, à ce qui peut surgir aussi dans cette nuit si noire. Je sais qu’à mes élèves je parlerai des #PorteOuverte [les Parisiens et habitants de Saint-Denis qui ont spontanément ouvert leur porte à tous ceux qui avaient besoin d’un abri ou ne pouvaient rentrer chez eux, et qui ont fait relayer l’appel par Twitter]. C’est minime, cela ne semble rien, mais ce besoin de se rassembler, cette entraide et cette solidarité dont d’aucuns clament la disparition mais qui fleurit toujours dès qu’on en a besoin, c’est cela qui rassure.
9/ Et si émotion il y a… eh bien laissez-la venir.
Pleurer des morts qui ne sont pas les nôtres c’est là qu’est notre humanisme.
*****
#LuiCEstCuir et moi avons parlé des attentats aux Monstrougnets.
Quelques mots, à deux voix. Poser les choses, dire qu’à l’école on en parlera peut-être, que nous pourrons en reparler ensuite s’ils le souhaitent. Monstrougnet s’est interrogé : « Hmmm… donc c’est les… euh… touristes auxquels il faut faire attention ? » [Ouais, nan, « terroristes » plutôt….] Monstrougnette, elle, est repartie dessiner en chantonnant.
« Lundi matiiiiiin, l’empereeeeeeeur, sa femme et le ptit princeeeeeeeu… ».
Yep.
The show and the song must go on and on and on…
Note : si vos élèves ou enfants font resurgir des questions plutôt liées aux attentats de janvier (caricatures, Islam, antisémitisme, les armes etc.), voici le lien où je raconte comment j’ai essayé de les écouter et de retravailler avec eux leur parole Mes élèves, un drame et des mots.
La pochette du premier album de Eagles of Death Metal [qui n’est pas un groupe de death metal]
qui se produisait vendredi soir au Bataclan.
Merci pour ce beau texte, merci pour cette belle leçon d'humanité. J'avoue que lire les réactions des "monstrougnets" m'a fait sourire... il ne faut jamais rater une occasion d'apprendre des enfants.
Je peux me permettre de partager cet article sur FB ?
Amitiés,
un marin voyageur qui vit, depuis un an, en escale (prolongée) dans un pays musulman. Et qui hier a reçu une poignée de main très touchante de la part d'un arabe, marocain, qui nosu a entendu parler français dans une assemblée d'espagnols et est venu, spontanément, nous dire son amitié, sympathie et soutien.
[…] De ce point de vue, il serait remarquable que la parabole du talent s’applique à sa personne : « Qu’as-tu fait de ton talent ? » Cette question devrait d’ailleurs être posée à tout le monde, mais l’enseignant que je suis se dit souvent qu’il devrait la poser à soi-même d’abord, mais aussi à ses élèves. Plus que jamais notre rôle – celui de parent, celui d’enseignant, celui de la République – est d’une importance fondamentale. Le temps de chacun. […]
Comme toujours, des mots bien placés selon les sensibilités de chacun. Bravo !
Comment en parler aux élèves ?
Comme ça :
https://www.youtube.com/watch?v=p_LgN2jFqCQ
Ce qui amène à parler :
- de ce que chacun veut dans sa vie
- comment il compte y arriver
- de prendre conscience que nos choix individuels influent sur le collectif
etc...
Merci.
Il y avait 2 fautes d'orthographe...(eh oui ! cela arrive) j'ai refait la vidéo elle est ici :
https://www.youtube.com/watch?v=N6YYY0eWePg
Merci
"Laisser parler les enfants"
Oui, les fous du 13 novembre ne savent ni parler ni écouter.
Continue, et comment vas-tu ?
[…] Le temps de chacun. Dans le quartier de Praga, à Varsovie : « Miasto aniołów » de Marek Sułek. La Cité des Anges… Je savais qu’il faudrait en reparler ; je ne pensais pas que cela serait si tôt. A nouveau, une chape de plomb s’est abattue sur les rues de Paris. A nouveau, chacun déroule où il était, ce qui aurait pu, ce qui a failli, ce qui pourrait. A nouveau, des échos résonnent pour chacun et pour moi. Pêle-mêle d’émotions, quartier où j’ai si longtemps vécu, terrasses tant fréquentées, un concert la semaine prochaine, et Bombay explosant aussi. Mais à chaque événement sa spécificité, sa teneur, son émotion. Janvier a ciblé et frappé. Novembre a soufflé et dévasté. Balayé d’un geste large un parvis, des rues, une salle de concert remplie. Bien plus qu’en janvier de ce fait, tellement plus qu’en janvier en fait, cela aurait pu être moi. . … comment continuer à vivre surtout. […]
Merci pour ton billet qui aide à trouver les mots et le ton.
[…] « Le temps de chacun » sur comment elle va aborder les attentats de Paris par Chouyo […]
C'est toujours incroyablement bien écrit et expliqué.
Merci pour ces idées partagées, ceci m'a beaucoup inspirée pour en parler avec mon p'tit loulou...
J'ai ton livre, Julie, je te remercie et moi aussi je t'embrasse.
http://www.libellus-libellus.fr/2015/12/julie-van-rechem-prof-jusqu-au-bout-des-ongles-en-scene.html
Merci pour la dédicace.
[…] Accueillir la parole des élèves après les attentats terroristes. Vendredi noir : que dire aux élèves? Philippe Liotard's blog - Corps, culture, éducation: Faire un cours l’air de rien au lendemain... Le temps de chacun. […]