L’imprévu est une pratique habituelle du voyage.
Cela sonne pour le moins paradoxal, mais même un voyage millimétré aura son lot de situations inattendues voire inédites. Et de préférence, au moment où tu seras le plus empoussiéré et chargé, exténué et désemparé par des écriteaux indéchiffrables et un réseau routier infranchissable.
Annulation, imbroglio, intempéries, une semelle de chaussure qui rend l’âme, un billet de train introuvable ou le tout à la fois, cela t’oblige à garder ton calme, à prendre des décisions rapides, à inventer une solution et éventuellement à sauter du train (Pérou, Thaïlande), à dormir dans une gare (Brésil, Inde), en quelques mots à étaler la carte sur la route, sauter trois fois à cloche-pied autour et choisir l’Itinéraire Bis que l’ombre d’un baobab aura désigné.
Toutes situations-limites dont tu es bien content que ta mère ne soit pas au courant parce qu’à chaque fois que tu les sens arriver, tu te demandes si ce n’est pas la fois de trop.
Un peu comme cette fois où j’ai voulu aller à Suceava.
Dans le Nord de la Roumanie se trouvent deux régions auquel le terme « splendide » ne rend pas justice. Des paysages intacts, des vallons d’un vert tendre où les mottes de foin piriformes surmontées d’un pic et d’un chapeau de paille jaunissent au soleil, ponctués de forêts d’un vert sombre, de fermes en bardeaux, basse-cours et étables. Les flèches d’églises en bois s’élancent sur le ciel d’azur du Maramureș ou bien les monastères aux murs extérieurs peints de Jugements derniers d’une intensité colorée rare resplendissent sur les flancs des montagnes de Bucovine.
Le long des routes, des femmes aux courts jupons bouffants avancent, fleurs rouges jaunes et roses brodées sur leur jupe et le fichu qui enserre leur tête, les hommes passent à vélo ou à pied avec des faux et des rateaux de bois blanc qu’ils utilisent encore dans les champs. Le dimanche, des processions portant des paniers regorgeant de brioches joufflues et des villages entiers réunis sous l’auvent d’une église pour célébrer Dieu et la communauté. J’ai vécu un temps de suspens en ces lieux ; une Europe d’un autre âge, la douceur du paysage en plein été, et sans hésiter j’aurais parié pour la Suisse d’il y a 150 ans.
Je suis tombée sous le charme comme rarement.
Mais pour passer en Bucovine depuis le Maramureș, de charme il n’y a point [ou alors il implique des sacrifices de poulet et des herbes magiques]. Pour rallier ces deux régions qui se regardent en chiens de faïence par-dessus les Carpates orientales, il faut monter des cols, contourner des pics et jouer des routes en épingles : à vol d’oiseau, tu es à 1h de ce qui te prend 5h par la route. Normal, c’est la montagne.
Je savais qu’à l’exception du stop, que j’avais d’office rejeté par prudence (région reculée de montagnes, l’Ukraine à 1km avec les trafics en tous genres d’une région frontalière, et une langue que je ne parle pas), la seule solution était le minibus : deux par jour d’ouest en est, 9h30 et 12h30, rien de bien compliqué sauf que l’information circulant mal, j’ai appris cela à 13h après avoir déjà visité et bullé dans la région et la ville. Ces journées-tampons adviennent parfois en voyage, tu es sur le départ mais tu ne peux pas partir : alors tu lis, tu écris, tu attends.
Le lendemain matin, sac sur le dos et covrigi à la main [ne jamais se laisser décontenancer], je suis sur le pied de guerre à 8h30 car on ne me la fait pas à moi : les minibus-ah-ben-il-est-parti-plus-tôt-parce-que-déjà-plein je connais. Me voici donc à l’arrêt, ce genre d’arrêt qui n’est évident que pour les gens du coin, non indiqué donc. Le mien était « au poteau électrique, au coin de rue, en face du supermarché de la ville« . La preuve :
Ouais. Et ne rigole pas : si j’avais su la suite, je serai montée sur la carriole…
Je suis donc harnachée et prête à courir à petite foulée derrière le minibus, jeter mon sac sur le toit, escalader la porte arrière pour m’y installer, direction la Bucovine ! Sauf que dans l’air encore frais, à 10h le minibus est arrivé. Et il est passé devant moi et deux villageois chargés de valises sans s’arrêter : le minibus est plein. Je me retiens de faire des grands signes, il n’y a personne à qui se plaindre, je prends donc mon mal en patience, pose mon sac et attends le second minibus, celui de 12h30. Ce faisant, mon cinquième covrigi en bouche, je glane aussi auprès des passants des informations sur d’autres moyens de rallier la Bucovine. La conversation se déroule selon la personne abordée en italien, en espagnol ou en roumain [auquel cas je hoche consciencieusement la tête en repérant les mots appris avec Cicéron mais ça n’est guère concluant] pour retenir que ce n’est pas facile…
Il est midi. Le soleil tape fort, je suis une écrevisse et j’en suis à mon douzième covrigi. Soudain, je vois au loin une carrosserie blanche scintiller sur la route : le minibus arrive ! J’agrippe d’une main mon sac à dos, de l’autre je serre mon covrigi, je cours au milieu de la route, je fais de grands signes, le minibus ralentit et le chauffeur d’un air désolé me fait signe que… le minibus est plein.
Râââââââââââââââââ !!!
Aux grands maux les grands remèdes. Je repasse dans ma tête la carte de la région, je rassemble les informations glanées en langues romanes, je repense à ce que m’ont appris le Ramayana et les sagas islandaises… il y a nécessairement une ligne de chemin de fer qui va vers le sud et qui croise quelque part une ligne qui va vers le nord-est. Le tout est de trouver la gare la plus proche et de parier sur le fait qu’il y ait encore des places dans les trains bondés en pleine vacances roumaines [No Gregory Peck inside].
Je me rue sur un taxi. Hispanophone ? Alleeeez !!! [De ces moments où je bénis toutes ces semaines passées à sillonner l’Amérique latine en compagnie d’un Tac bilingue.] La conversation s’engage, je sais tout de sa vie et en plus je traverse la plaine marmatine vers la Gare-du-Coin, située à Trou-perdu-d’en-dessous (littéralement). Nous approchons, j’ai donc quitté une petite ville pour… un hameau de fermettes avec sur les hauteurs, un bâtiment sorti tout droit d’une photo sépia.
Déserte. Aucun affichage. Le papier sur les murs part en lambeaux, les montants des fenêtres et les comptoirs des guichets en bois sont patinés des mains de passagers qui attendent depuis 1934. L’un d’eux est ouvert (miracle !), et l’employée me renseigne [passons à l’allemand]. Je lui explique la situation, elle me propose de prendre le prochain train pour le sud, de m’arrêter à telle gare à 23h pour prendre à 1h50 le train de nuit pour Suceava. Des places assises, dans le wagon fumeur, une arrivée à 4h32 à Suceava : BINGO ! Quand tu veux… tu veux.
Mais d’ici là, il faut attendre… Le train passe 4 heures plus tard, je regarde mon taxi repartir. Je ronronne en plein soleil, me promène entre les fermettes, admire une vieille paysanne rigolarde décharger du foin avec une énergie dont je suis incapable, me fais offrir l’eau du puits de la maison, découvre une minuscule épicerie et me gorge pendant ces longues heures chaudes de glaces, de pommes et de chips.
Il est l’heure.
Je remonte à la gare, me saisis de mon sac à dos, guette sur un quai de 90cm de large le train et saute enfin dedans. Quelques minutes plus tard, il commence une des plus belles traversées de vallées que j’ai vues : dans le soleil couchant, la Roumanie septentrionale et ses paysages bucoliques me fascine et je me laisse bercer par le rythme du train. J’arrive cinq heures plus tard à la gare de transit : la nuit est tombée, le quai est éclairé par la lumière d’une mini-épicerie et d’un débit de boisson, odeurs méphitiques, un homme titube. J’ai 3 heures à attendre… au loin je distingue des maisons anciennes qui le disputent aux bâtiments modernes, un calme incroyable et la douceur d’une nuit d’été. Un homme sort du débit de boisson, m’interpelle, il me propose de m’aider et provoque en moi une prudence immédiate. Il me parle en français, et simplement trop heureux d’aider il me guide jusqu’à une petite rue où quelques cafés et restaurants sont encore ouverts. Je passerai les heures suivantes entre des étudiants et des moustiques, une jeune Roumaine francophone avec ses amis d’enfance, qui me raconte sa vie à Saint-Denis.
Mais quittons cette scène de soirée estivale : il est temps d’aller prendre le second train.
Bondé, des sièges minuscules [à moins que l’effet des covrigi soit très rapide ?], la fumée de cigarette envahissante mais moins que la musique diffusée par les hauts-parleurs du wagon. Ta peau colle d’une journée passée dans la chaleur et les transports, même les lingettes ne viennent plus à bout de la poussière, tu enfouis ton visage dans ta dupatta pour échapper à tout cela, boules Quiès dans les oreilles, le train s’ébroue… C’est un trajet court qui va sembler très très long.
4h32 : enfin la Bucovine, enfin Suceava !!!
Ville de 50 000 habitants, il y aura une vraie gare, au moins des petits cafés et restaurants ouverts la nuit, des guichets ouverts voire des hôtels à proximité pour attendre de rejoindre la guesthouse qui ouvre à 7h !
La gare est plongée dans un noir d’encre. Pas un café, pas un guichet. Le quai est plongé dans l’obscurité totale. Je distingue des groupes assis par terre et j’ai des images de gares en plein hiver du coeur terrible de l’Inde (Uttar Pradesh – Haryana – Jarkhand) qui me reviennent. Je sors sur le parking, espérant… non. Les rues alentours sont totalement vides et plongées dans le noir. Personne. Ou personne que je ne puisse distinguer. Je.
Hmmm…
Au loin, un peu de lumière. [« There’s a liiiiight »…] Une vitrine ? Un café ou restaurant ? Je m’approche. Un bar ! Deux hommes… une serveuse ! Un grand panneau au-dessus de la porte, pas très clair, une sorte de terrasse, une enseigne… U… Uranus…
Uranus Planet ?
Mais bien sûr. [« There’s a liiiiiiiiight… over at the Frankenstein Place… »]
Sache donc que l’Uranus Planet à gauche en sortant de la gare de Suceava est ouvert toute la nuit. La cuisine aussi, et la pizza est un excellent moyen de garder les yeux ouverts entre 4h32 et 7h du matin, pour répondre vertement aux questions insistantes d’un client fort imbibé et à la persévérance des moustiques.
Je ne sais pas pourquoi « Uranus Planet ». La seule chose que je savais à ce moment-là, c’est qu’il me fallait rester éveillée et que j‘avais atteint la Bucovine.
Et ça, c’était déjà pas mal.
Je vois qu'on ne perd pas une occasion de faire sa Janet, hein ? 😀
@ Nekkonezumi : Janet est inscrite dans mon code génétique, je ne peux lutter contre elle !
"Oh... oh Brad !"
Merci pour ce récit haut en couleur, et en péripéties du quotidien, j'ai adoré. Encore !
@ Mes Horizons : Merci, c'est un plaisir aussi de raconter tout cela : sur le coup, on se demande si vraiment on va atteindre la destination, si ce n'est pas inutile et au final... cela valait vraiment la peine d'avoir cette journée de galère ! 🙂
belle histoire , belles photos..
@Mareme : merci beaucoup ! 🙂
Flûte, quelqu'un a déjà fait un commentaire sur RHPS 😛
Chouette et vivant récit de tes aventures.
@Julie : oui, on réagit très vite à RHPS sur ce blog 😉 Merci beaucoup, c'était un moment assez fou je dois l'avouer !
Très beau récit. Les imprévus font que vos voyages soient encore et toujours surprenants. Ces petits trucs font partis des souvenirs exceptionnels que vous avez le loisir de narrer aux autres, comme ici. J'adore.
[…] fréquences quelque peu erratiques : ce qui sera l’occasion de vivre des moments palpitants comme à l’inénarrable Uranus Planet ou de tourner le Projet Blair Witch 3 : Live from Balkanets [billet à venir. CE TEASING DE […]
[…] moments où l’on se demande si l’on n’est pas allé trop loin, il y a ICI et ICI […]