Le Cloître des Humiliées.
Le temps d’une pause dans les rues généreusement ensoleillées de Milan, le temps d’une pause dans un quotidien frétillant.
J’ai flâné ces derniers jours. Uniquement flâné.
Cela a commencé par un sac réduit au strict minimum, car je n’avais besoin de rien si ce n’est de place pour ramener des pâtes à la consistance et saveur ultramontaines, et des chaussures. Toutes choses qui, quoiqu’elles alourdissent le sac, allègent l’esprit…
La chapelle Portinari dans l’église Sant’Eustorgio.
Sur la coupole une fresque de Vincenzo Foppa (XVème siècle), et au premier plan
le somptueux tombeau de Saint Pierre Martyr par Giovanni Balduccio (XIVè siècle).
Du bouillonnement des dernières semaines, j’avais pressenti qu’il serait salutaire d’extraire quelques jours de rien. De rien d’exigeant, de rien de compliqué, de rien de réfléchi. M’octroyer un grand bain de passivité, avant de replonger dans le flux tendu des exigences d’élèves, des projets en réseau, des amitiés, de la famille, des galopades d’enfants, des expositions, des concerts.
A l’opposé d’un agenda millimétré, sans organiser et guider, je me suis laissée aller. Et j’ai été guidée non par un autre, non par ma volonté (de voir, de faire) ou par mon désir (de comprendre, d’expérimenter) mais seulement par la topographie de Milan. Guidée par l’enfilade des rues, par l’enchaînement des trottoirs, par le soleil qui brillait sur les façades.
Le parc Sempione auquel s’adosse la forteresse des Sforza (et des Visconti avant eux).
L’église San Gottardo in Corte.
Il est finalement nécessaire de s’abandonner à quelque chose de matriciel parfois : n’avoir ni attentes, ni contrainte extérieure, ni impératif personnel. Se laisser bercer sans aucun agenda, assumer totalement le temps de pause en tant qu’il est une pause, ni « j’en profiterai pour… », ni « ce sera l’occasion de… ». Rien de tout ça.
Et qui s’occupe de toi alors ?
La ville.
Milan m’a nourrie de panoramas et de lieux. Elle m’a nourrie aussi de piadine au jambon de Parme avec roquette et burrattina, et m’a abreuvée de caffè et cappuccino. La ville m’a accueillie et m’a dit où aller, où revenir sur mes pas, où poser mon sac.
La pause a été telle qu’à aucun moment je n’ai réfléchi. J’ai troqué l’introspection contre des bouts de parmesan, et j’y ai gagné. J’ai scruté des entrelacs sur les murs sans tenter de dérouler des pelotes qui, peut-être, n’existent que dans le besoin maladif que l’on a de dérouler des choses.
L’avion a décollé, et cette indécelable sensation de lévitation qui advient alors a soldé toutes les tensions d’une rentrée, toutes les inquiétudes d’une année qui s’annonce compliquée (au point de vue de ma santé, de mon établissement, de l’Education nationale, du pays tant qu’on y est !) et toutes les peines d’un décès.
Et je suis revenue du labyrinthe de la ville riche non pas de certitudes, ça n’arrivera sans doute jamais et ce n’est pas plus mal, mais de sérénité et de dynamisme. Sans avoir oeuvré en quoi que ce soit à la chose. Passive seulement.
Ca’Grande, le grand hôpital devenu l’Université de Milan :
la structure en brique, les frises en terre-cuite et médaillons sont typiques de la Renaissance milanaise.
Moi certes. Mais Milan alors ?
Je gardais pour tout dire un souvenir frigorifié de Milan, voire frigide. Un week-end pascal, un autre pluvieux, avaient contribué à forger un souvenir de vide, de froid et d’austérité. Une ville qui n’aurait conservé de l’histoire que sa forte empreinte militaire, médiévale et contemporaine, que j’avais étudiée en long, large et travers et que le panorama m’offrait sans le bruit des coups et l’éclat des épées. La lourde morgue des barons de l’industrie italienne accrochée aux immeubles, une mode hautaine qui n’avait aucun sens pour moi… je tombe en amour de toutes les villes italiennes que je découvre, et Milan m’avait semblé… hors d’Italie.
Quelle erreur, quelle erreur !
Les mosaïques paléo-chrétiennes de la chapelle Sant’Aquilino de la basilique San Lorenzo Maggiore.
La clémence au ciel de ces quelques jours a certes joué, comme mon état d’esprit car l’on imprime au paysage les sentiments que l’on porte en soi, mais Milan qui a résisté à tant d’envahisseurs s’est cette fois livrée à moi…
… le labyrinthe aux teintes riches et aux pavés disjoints que l’on attend d’une ville italienne, mais ses canaux méconnus, ses parcs arborés avec du souffle, ses avenues qui donnent droit de cité à l’espace dans un pays où il est d’habitude confiné, et de petites places intimistes où il fait bon s’installer…
… en semaine, moins de belles venues défiler et d’office boys affairés qu’une population incroyablement cosmopolite qui se hèle dans les marchés, qui sirote un minuscule café, qui débat aux abords d’une université. Et une cordialité qui perce dès le premier instant sous le froid vernis que l’on reproche aux Milanais…
… des trouvailles insolites sur les murs de la ville, une anecdote au coin d’une rue, une statue contemporaine soudain émergée d’une place, une frise en haut d’un chapiteau oublié ou un cloître privé auquel par un sourire j’ai pu avoir accès. Des romans italiens du XIXè siècle sont passés sous mes yeux, de la science et de la poésie aussi. J’ai laissé le hasard faire, n’ayant pas voulu retourner voir certains endroits, Sainte Marie des Grâces où il faut s’inscrire un à deux mois à l’avance pour admirer la Cène de Léonard de Vinci, Bramante, ou les si riches pinacothèques de la ville. Mais au gré de mes pas je n’ai parfois pas résisté aux incontournables…
Celle qui reste sublime, encore et toujours, la basilique Saint-Ambroise (Sant’Ambrogio).
L’incontournable du Quadrilatère de la Mode, la galerie Vittorio-Emanuele II.
L’église Sant’Antonio abate, et le dernier orgue encore fonctionnel sur lequel Mozart joua à Milan.
Ce temps de pause était donc celui de la chance. Celle de pouvoir goûter au temps et de l’apprécier pleinement. Je n’ai pas cherché Milan cette fois, j’ai laissé Milan me chercher.
Et ce fût le temps du regard aussi.
Celui d’un jeune garçon tout à son devoir qui me regarde, mi-intrigué ? mi-envieux ?, moi toute à ma flânerie…
Donc faudra que j'y retourne, dans cette ville qui n'a jamais voulu me tenir ma valise quelques heures...
tout ça me donne bien envie d'aller flaner ailleurs sans but en appréciant !
@Tareme : C'est exactement ce qu'il faut y faire, sinon c'est une ville qui paraît très froide, très organisée et on passe à côté de trop de choses