Poésie du Gérondif

LIvre Poésie du Gérondif

Pour évoquer ce livre, il faut que je te fasse fermer les yeux et imaginer : une salle de classe, des murmures et rires étouffés et, par-dessus, la voix enthousiaste d’un prof d’histoire qui a depuis longtemps dérivé de son propos (un obscur cours sur l’apparition du métier textile industriel ou sur les conséquences du traité de Saint-Germain) vers un terrain qui le passionne bien plus et donc captive son auditoire.
Oui, tu vois bien ce dont je parle…

Jean-Pierre Minaudier écrit comme cela sur son sujet de prédilection, la grammaire des langues rares dont il collectionne les ouvrages. Il jongle avec elles non pour les parler mais pour en savourer l’originalité exceptionnelle et caresser ces systèmes qui disent un monde différent.
Passionnée par les langues, je partais avec un a-priori très positif quant au sujet : la grammaire est pour moi un monde rempli de sens sans rien d’arbitraire, et approfondir les grammaires des langues que j’ai apprises a nécessité que je comprenne mieux celle du français, et que j’en saisisse ce qu’elles impliquent comme points de vue sur le monde une sorte de miroir humaniste… pour comprendre l’autre, il faut se comprendre soi, et pour se comprendre il faut s’interroger sur l’autre.
Mais je m’égare.

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L’auteur devise gaiement sur son itinéraire de passionné à travers les schwas, les désinences et les gérondifs bien sûr : d’abord vient la découverte de la grammaire d’une langue nouvelle, genre l’ewondo ou le pirahã, qu’il lit et à travers laquelle il observe le linguiste réussir tant bien que mal son terrain pour restituer, en une foule de détails résolument inutiles pour qui ne réside pas actuellement dans les environs de Balikpapan, le génie de la langue étudiée. Voire sa perversité car une langue qui se veut raffinée doit se faire la plus complexe possible, son but étant moins de communiquer que de clamer haut et fort sa spécificité (au passage, rappelons-nous cela à chaque fois que nous massacrons par facilité l’anglais) : et c’est parti pour une surenchère de mots à rallonge, d’emboîtements, d’impressifs (je kiffe-smack les impressifs !), d’infixes, d’absence de marqueurs de temps ou de nombre, ou bien de leur boulimie (le kayardild marque le mode et le temps sur les noms et non sur les verbes #Yihaaa), de règles grammaticales « tentaculaires ».
Aucun tableau de conjugaison car ni traité linguistique, ni ouvrage de grammaire détaillé, Poésie du Gérondif est « juste » une ode au génie des langues, à leur gourmandise du monde, à leur inventivité pour rendre le plus précisément possible selon leur propre point de vue les conditions du réel. Et je me demande si ce n’est pas aussi une lecture salutaire pour ceux qui se disent « nuls en langues » : à mon sens, il ne faut pas chercher à apprendre une langue « scolairement », mais plutôt désapprendre la sienne ; concevoir qu’il y a des manières tout autre de signifier tel ou tel élément (le temps, le nombre, le mode etc.), revenir sur sa propre langue et relativiser son cadre linguistique pour mieux en appréhender un nouveau : mettre le verbe après le sujet ne semble plus pratique que parce que c’est le cadre de notre langue maternelle. C’est comme cela qu’en luttant sur les classificateurs chinois on découvre que nous en utilisons plein en français, sans l’avoir conceptualisé (une part de tarte, un verre de vin…). Et je crois que c’est ce double mouvement entre deux ou plusieurs grammaires qui permet ensuite de se prémunir du mot-à-mot et de pouvoir « penser » directement dans les cadres grammaticaux de la langue-cible. Et peut-être aussi de repenser sa manière d’être-au-monde.

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Ce livre était fait pour moi…

Poésie du Gérondif est donc une lecture extrêmement sympathique, sans prétention, avec ses clins d’oeil et ses blagues potaches (de celles que l’on tente en cours et qui ne font éclater de rire que nous… solitude du prof…) dans le texte, chaque note de bas de page, les citations en marge et même la note de l’éditeur !, et qui concourt par ses incursions dans des langues d’un coin paumé d’Amazonie ou d’une île improbable du Pacifique à faire valser ce que l’on croit être « le plus logique » linguistiquement. Une ode jubilatoire à la diversité du Monde après Babel…

Je vous laisse éclater de rire à la lecture du dernier chapitre sans aucun doute écrit en fumant les pages d’une grammaire chinantèque séchée : je m’entraine pour ma part au trill bilabial !

Ah, dernière chose : germaniste et latiniste, aucun prof n’avait non plus jugé utile de m’expliquer (ou réexpliquer) le sens grammatical des déclinaisons, en faisant le lien avec le français (doctrine de l’apprentissage de la langue dans la langue-cible par la langue-cible : stupide…), et aucun instituteur ne s’était apesanti sur le si simple complément du nom qui resta longtemps un mystère pour moi. Ce fut par hasard que je compris soudain le tout : c’était donc si simple ! D’autres langues s’éclairant, je creusais plus avant la mienne, et voulus encore plus jouer avec d’autres…

Jean-Pierre Minaudier, Poésie du Gérondif (vagabondages linguistiques d’un passionné de peuples et de mots), Le Tripode, 2014.

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6 commentaires

  1. Encore un nouveau livre à lire ! Ma liste ne se désemplira donc jamais.
    Pour compléter le billet, un podcast de l'auteur sur France Culture : http://www.franceculture.fr/emission-tire-ta-langue-du-vagabondage-linguistique-2014-05-25

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    • @ Jimih_ : oui, et là un livre qui virevolte dans tous les sens et ça fait du bien ! Je vais aller écouter ça, je sens que je vais me régaler...

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  2. J'ai découvert ce livre en allant rencontrer l'éditeur le tripode pour le travail. Et ça m'a carrément donné envie de le lire et avec ton avis ici, encore plus !!! Il a l'air bien barré ce monsieur, j'adore !

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    • @ DelphineBooks : alors le livre est vraiment drôle et passionné donc passionnant, mais moi je m'interroge sur l'éditeur justement ! Il m'a l'air aussi fantasque que l'auteur... je me trompe ?

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