Il y avait ces deux femmes.
Accoudées, les visages tout proches, les sourires qui laissaient deviner l’excitation de se retrouver, excitation palpable jusqu’à la table d’à côté. La voix basse, elles murmurent et se racontent. La même texture de cheveux, les membres fins : des soeurs sans aucun doute.
Je les ai remarquées car leur premier geste au moment de se retrouver à cette table avait été de déposer, sur la nappe blanche, un oeuf dur.
Oui.
Hypothèse de travail : en France, la première chose que nous posons près de notre café, c’est notre smartphone. L’antique et vivace tradition bulgare est peut-être donc d’avoir toujours avec soi un oeuf dur pour les rendez-vous. Qui sait ? … Hey, ho, on ne se moque pas, dites donc ! Les traditions ça ne se juge pas… Pas trop en tout cas…
Les oeufs étaient peints. Et du coin de l’oeil, j’y vois un bouquet de violettes, des pétales et des feuilles vert tendre sur un fond crème. Des tresses et des aplats, des fioritures et des entrelacs.
Car il est Pâques ici, et dès le Jeudi Saint le grand jeu est sorti.
Dans les jardins et devant les églises, d’énormes oeufs rouge vif portant un fin motif doré. Je me mesure à eux, les regarde en tous sens… mais non, de chocolat nulle part. Il y a même des « crèches de Pâques », avec les poules et lapins attendus, accompagnés très originalement par un mouton et des coccinelles : et pourquoi pas après tout ! Poursuivant cette aventure pascale pour le moins étonnante, je constate aussi qu’à l’intérieur des (12 000) églises visitées un panier rempli d’oeufs est posé près d’une des icônes : toujours pas de chocolat, ces oeufs sont vrais et totalement teints en rouge. Un rouge intense, sombre. Ils attendent bien rangés d’être distribués aux fidèles et même aux simples visiteurs comme moi.
Porte-bonheur cramoisi à conserver dans sa main, dans son sac, qu’il faudrait garder un an chez soi mais que je garderai finalement dans mon souvenir.
Remarque la fleur rouge savamment placée.
La nuit est venue.
Remonter la rue aux pavés mal ajustés. Il fait bon. Et dans les étranges vallées de Veliko Tarnovo formées par des escarpements montagneux qui serpentent sous les forêts s’élève soudain un chant profond, séculaire, intense. C’est la nuit de samedi à dimanche. C’est la nuit de la Grande Messe de la Pâque orthodoxe, la nuit des processions. L’an dernier, au bout du bout de l’Albanie, j’avais couru pour rejoindre et observer cette foule orthodoxe qui s’écoulait dans les rues de Saranda, dans ce pays athée de tradition musulmane. Une statue en tête du cortège, un prêtre, et des centaines de bougies allumées. Et ces chants polyphoniques…
Ecouter. Regarder les lumières jouer au loin sur la citadelle et son église. Laisser son esprit appréhender et comprendre la ferveur qui a gagné la rue, la ville, le pays entier et toute la chrétienté avec lui. C’est ça que j’aime, dont j’ai besoin. Sentir une humanité à laquelle je n’appartiens pas faire son chemin quotidien, et me blottir contre elle pour la regarder, l’écouter, l’observer, sans qu’elle le sache…
Le lendemain matin, les oeufs sont de retour ! Car c’est Pâques enfin et pour fêter cela, un grand panier d’oeufs durs attend sur la table du petit-déjeuner : ils sont cette fois peints de toutes couleurs et de toutes les manières. Marbrures, décorations traditionnelles, dessins humoristiques… Et la tradition impose certaines règles, comme de chacun en empoigner un, tête en haut puis tête en bas, et de se chamailler avec son voisin en essayant de casser l’oeuf qui dépasse de son poing, coup après coup.
Toujours pas de chocolat certes (mais les kozonacs traditionnels, d’énormes brioches parfois marbrées dont, par coïncidence, un élève roumain m’avait donné la recette deux mois plus tôt !) mais une flopée d’oeufs durs désormais cassés et écalés à avaler. Pâques est là, « Честит Великден » ! J’ai donc souscrit avec empressement à la tradition, me chamaillant par oeuf interposé avec mes camarades de petit-déjeuner sous l’oeil réjoui de mon hôte bulgare.
Note gustativo-anthropologique : je suis tout à fait d’accord pour perpétuer cette tradition orthodoxe et troquer le chocolat pascal contre l’oeuf dur. Mais alors, on dit aussi que l’on remplace notre symbolique lapin de Pâques par un bon gros jambon bien sec. Et pas symbolique, le jambon bien sec, hein !
Oui, oui, j’avais évidemment choisi le rose (et même que j’aurais du lui dessiner des bouclettes !) !
P. S. : il y a un précédent indien, avec une Pâque sous ecsta…
Oh des oeufs rouges, c'est pour moi ! 😉
J'aime ces couleurs vives, vivantes qui semblent-ils égayent tous les lieux pour célébrer Pâques. Voilà une bien belle coutume.
@ Shaya : oui, c'est extrêmement coloré et très festif, cela va bien avec l'intérieur des églises au moins et cela permet de trancher avec l'extrême solennité des offices !
La Crêche de Pâques, c'est GENIAL! (je faisais ça quand j'étais petite, avec des animaux en plastiques)
C'est un bon carburant, l'oeuf dur, pour te soutenir dans tes escapades.
J'aime beaucoup ces oeufs colorés, on dirait presque des fleurs sauvages au milieu d'un champs.
On ne juge pas les coutumes des autres, non. Dans le cas présent, on s'imprègne de leur joie d'être.
@ Llyin : je n'avais jamais vu ça ni même soupçonné que l'on fasse une crèche à Pâques ! Et puis l'oeuf n'est pas cher, et je pense que toutes les familles peuvent de ce fait se permettre d'en avoir un panier plein et donc de participer... sentiment d'appartenance à la famille, à la communauté, katholikos... 🙂
Oh... il m'arrive de juger (vertement) certaines coutumes quand elles impliquent de renier des valeurs auxquelles je suis viscéralement attachée, sans relativisme mais par humanisme, et quelle que soit la culture ou la religion (aussi bien l'interdiction pour les femmes de toucher un moine bouddhiste que des coutumes bien installées en France que j'estime stupides ou néfastes). Il y a parfois la nécessité (et c'est sans doute le fait de vivre en Inde où le relativisme obligerait à accepter et valider des choses inhumaines arrivées sous nos yeux) de remettre des frontières et de dire "non, ça je n'accepte pas". Ce n'est pas un moment facile d'ailleurs que de se rendre compte que l'on n'a pas à "tolérer" : soit on accepte, soit on refuse, il faut faire un choix...
Je viens donc de me rappeler qu'on peignait aussi des oeufs durs quand on était gosses... la branche polonaise de la famille avait-elle des traditions un peu bulgares ? C'est un truc des pays de l'est ?
@ Nekkonezumi : oh, c'est vrai ??? Grandiose !!! Oui, c'est une tradition orthodoxe mais qui préexistait déjà dans ces régions : donc on doit le retrouver chez les catholiques (donc les Polonais). Il faudrait demander dans ta famille les souvenirs qui y sont liés !
Hooooooo
"Sentir une humanité à laquelle je n’appartiens pas faire son chemin quotidien, et me blottir contre elle pour la regarder, l’écouter, l’observer, sans qu’elle le sache…"
Une partie de mon être ancien s'est éveillé d'un oeil mais pas suffisamment pour que je puisse attraper le souvenir que ce dernier voyait.
@ Parslow : je suis ravie de réveiller en toi cet être ancien, et j'espère que tu parviendras à en retrouver les souvenirs et les visions ! 🙂
En Italie pays de ma mère, on fait ça aussi. Et nous on trichait en peignant un oeuf à repriser 😀 comme ça on cassait tous les oeufs.
Quand je vivais en Grèce j'ai découvert là-même tradition et celle des poudres colorantes vendues en supermarchés et non plus la galère de cuire les oeufs dans des peluches d'oignons.
Je veux bien la tradition du jambon aussi surtout si c'est du bellota !
Joli changement de look au passage
@ Esme : oh, je pensais que ce n'était que dans les pays orthodoxes ou en tout cas de l'Est (Hongrie), mais en Italie je n'avais jamais vu ça ! Hihihi, bonne idée pour l'oeuf à repriser 😉 En Inde c'était les poussins qui étaient teints, pour les fêtes nationales par exemple (après cela donnait des poules et des poulets aux couleurs étranges !).
Oui, j'ai enfin mis à jour mon blog (depuis deux ans !) et je l'ai fait s'adapter aux mobiles 🙂