J’aime les oxymores. Les conjonctions inattendues de sens et de formes.
J’aime aussi les gestes. Saisir du coin de l’oeil une pratique, l’expression d’une ferveur ou d’une angoisse, d’un espoir ou d’un remerciement, traduits en mouvements mesurés, répétés, venus de si loin qu’on ne sait plus dire d’où.
C’est dans ce pays où je m’installais soudain que j’ai pris conscience que ces deux éléments conjugués me faisaient frémir. A Taïwan, la modernité empruntée au voisin japonais anciennement occupant et à l’Occident modèle imprègnent nombre d’éléments que je découvrais dans la vie quotidienne : des portiques-à-température à l’entrée des bâtiments pour mesurer celle-ci lors de l’épidémie de SRAS au métro resplendissant et précis, Taïwan constitue une île à la page, de cette modernité fonctionnelle et opérante des villes asiatiques. A laquelle il ne faut surtout pas s’arrêter.
Je me souviens de mes premières courses dans une halle de quartier de la capitale. Pas un mot de chinois, incapable encore de décrypter un quelconque sinogramme. Tâcher de comprendre le prix demandé en regardant les doigts s’agiter, et ne rien comprendre justement (billet à venir…), sentir les effluves puants du durian chatouiller mes narines, sentir celles du poisson déversé à foison sur l’île se coller à ma peau. Un bâtonnet d’encens fumait derrière le vendeur, pour masquer ces odeurs croyais-je, pour honorer une Guanyin peinturlurée découvrais-je.
Ruptures de la modernité fonctionnelle et opérante.
Je me souviens de ce supermarché au pied de chez moi. La musique et les voix enregistrées à chaque entrée et chaque sortie. Chaque fruit soigneusement entouré de papier cellophane. Les portions de riz directement micro-ondables. Les gadgets pour chaque geste de beauté. Le minimalisme japonais et l’exubérance chinoise mêlée, c’est ça Taïwan l’Île Belle.
Et je me souviens de ces tas bien formés de larges billets de banque colorés.
Près les lessives dont je ne comprenais pas les caractéristiques, près du fromage en canette (oui), juste à côté des myriade de paquets de grignoteries (graines de courges, de pastèque, de citrouille, lamelles de boeuf, de seiche, de poisson), il y avait des paquets d’encens et des paquets de lanternes, et l’argent funéraire. Nous n’étions pas au temple, nous n’étions pas dans un magasin de bondieuseries. Nous étions au supermarché.
Des faux billets en liasses, des portables et des costumes en papier à brûler. Dans la tradition chinoise, et partout là où celle-ci s’est implantée au cours des siècles, on brûle la joss money ou ghost money pour les fantômes afin de leur procurer ce dont ils ont besoin à travers la fumée ainsi répandue. Comme la fumée des sacrifices nourrissait les dieux grecs de l’Antiquité. Régulièrement et surtout lors de la Fête des Fantômes, de petits feux sont allumés au coin des rues et devant les portes des magasins, petits tas de papier et flammèches joyeuses qui aident à ce que le séjour des défunts dans l’au-delà se déroule aussi bien que celui des vivants ici-bas.
De l’argent il en faut pour bien vivre, un portable aussi, un beau costume ou des chaussures. Tout comme les dieux grecs n’avaient pas besoin de la chair des animaux sacrifiés, les fantômes chinois n’ont pas besoin d’offrandes réelles : ils sont apaisés et heureux avec l’image de ces objets, avec leur image en fumée.
Brasiers de coin de rues ou braseros crépitant dans les recoins des temples, j’ai retrouvé cette monnaie funéraire ailleurs. A vrai dire presque à chaque coin de l’Asie orientale et du Sud-Est, comme ici à Malacca en Malaisie. Et à chaque fois j’ai regardé le geste. La liasse déposée, le corps penché, la main et le souffle qui attisent. Le papier qui attrape le feu, s’y abandonne. Le corps qui se détend. La fumée qui enveloppe, les flammes qui montent, le papier qui noircit et se consume.
Qui ne disparaît pas, non.
Qui passe juste dans l’autre monde, si réel et prégnant dans l’ici-bas de cette culture-là.
Note : pour mon histoire avec Taïwan et l’Asie, cela commence ICI et continue LA notamment, et continue bientôt…
Intéressant de voir à quel point les offrandes aux morts se retrouvent dans tous les pays. Ces points communs entre les civilisations y'a pas à dire, ça me fascine. Merci d'avoir partagé ces souvenirs, et vivement le prochain article sur tes premiers pas dans la langue chinoise. Xie xie, zai jian 🙂
@Tom : Ouiiiii !!! Même chose ! Et ce moment où tout à coup ça gratouille dans le cerveau et que tu te dis "j'ai déjà vu ça quelque part" : et là, tu fais des correspondances de folie. Dans le genre, as-tu déjà vu le 8 en "vrai" chiffre arabe ? la graphie d'origine ? Regarde... et retourne-le... (là normalement, ton cerveau va galoper dans tous les sens, une connexion va se faire et tu vas cogiter encore plus pour comprendre le pourquoi du comment ! Pour ma part, j'ai des hypothèses mais toujours rien d'établi : surinterprétation ? coïncidence ? complot du LOL-CAT ? 😉 ) Zai jian ! 😉
Gosse avec mes cousins, on adorait bruler au cimetière, et bien sûr le plus drôle c'était l'argent 🙂
(Sinon faut qu'on se fasse un repas chinois un de ces quatres)
@K_narre : Ah mais oui !!! Ahhh, un jour il va falloir 12l de bière et que je te pose plein de questions, pour comprendre certaines choses et voir s'il y a des variations, des évolutions locales etc. Et question totalement ouverte : peut-il arriver (dans un élan de ferveur ou un besoin émotionnel) de brûler de vrais billets ?
Ah non hein, faut pas pousser le vrai argent les vivants le garde 😀
@K_narre : mouahahah ! Oui, cela ne m'étonne pas 😉 D'ailleurs, quand je voyais à Taïwan des gens offrir de la nourriture (poulet fumé, pommes etc.) je trouvais ça super louche : gâcher de la nourriture ? dans une aire de culture chinoise ? sans même y avoir un peu goûté ??? Etrange... 😉
Il y a aussi l'offrande du poulet blanc, et du verre de vin mais chez nous il est récupéré (enfin pas le verre de piquette) à la fin de la cérémonie. Par contre je ne sais pas ce qu'il devient.
@K_narre : j'ai ma petite idée... hihihi... Moi je récupèrerai bien le poulet blanc ! 🙂
Ca fait penser à l'Egypte antique aussi, avec (pour les plus fortunés) la procession d'offrandes, de meubles, de mets momifiés pour pouvoir être équipé dans l'au-delà... Momification, incinération, autant de façons de transformer le monde des vivants en autre monde... Intéressant rapport à la mort, intégrée pleinement au coeur de la vie, ce qui la rend, peut-être moins taboue, moins difficile ?
@Tigreek : Oui, absolument ! J'ai l'impression aussi d'une même mise en scène très proche de la réalité pour accompagner le mort, et oui, manière de rendre compréhensible quelque chose qui ne l'est pas. Il faudrait creuser, mais je me demande quand est apparue une vision plus abstraite (en tout cas moins calquée point par point sur le réel) de l'au-delà.