Il y a tant à dire sur ce monde-là.
Chaque détail y compte, car chaque détail raconte.
Le tournevis, qui touille et retouille le lait caillé devant toi, rattaché à un tube, un tuyau, tout ce que l’Inde sait faire de connexions et de rafistolages. L’homme touille aussi à l’arrière. Il fait bouillir et chauffer dans son dhoti coloré, le chef enturbanné d’un carré de tissu qu’il a, du geste rapide et machinal des hommes du peuple devant la pompe à eau de leur rue, tenu sur son front d’une main avant de l’enrouler rapidement de l’autre. Il reste assis toute la journée à touiller le chai des autres. Torchons, bidons et thermos tachent de couleurs la pénombre où il est, d’une cuisine que l’on devine seulement, que l’on préfère parfois ne pas savoir. On ne le voit pas. Intentionnellement.
Le dieu de couleur bleue, présence tutélaire discrète, domine le lieu. Il pourvoit et protège. Et les sacs de fin plastique qui pendent porteront coupelles de paneer et boulettes de peda dans les maisons du quartier. Cette échoppe pourvoit et nourrit.
Le cadenas pend au battant de ces portes qui aveuglent Calcutta la nuit. Echoppes refermées, portes et volets rabattus, elles ne sont faites que d’un trou dans le mur et de battants d’entrepôts. Il suffit de quelques minutes pour que les murs se ferment, que les échoppes disparaissent, cadenassées, invisibles si ce n’étaient le rouge, le jaune ou le bleuté du bois. Le bleu des brahmanes dit la légende de l’autre côté de l’Inde, celle de la Ville bleue de Jodhpur. Ou parce que cela fait fuir les moustiques affirment les esprits pratiques.
L’homme au kurta-pajama rêvasse.
Tout de blanc vêtu, il rattrape sa nuit les yeux ouverts. Ou bien il réfléchit. A moins qu’il ne regarde le gigantesque embouteillage provoqué par une énième grève de sa ville engagée. D’aucuns auraient pu croire que son visage émacié et la pose au lotus sur sa petite estrade de bois recouverte d’une coussin sale étaient de ceux qui méditent. De cette fantasmée Inde éternelle. Ce serait oublier sa main nonchalante, au billet de 10 roupies replié. Un geste auspicieux presque. Pour une scène qui n’a pas d’âge. Il est là, il a été là, il sera là.
Il me tarde de goûter son dahi, son chhena, son khoa, tout le lait de l’Inde qui s’égrène en recettes devant moi… doux, acide, sucré… Les petits écuelles de terre cuite sont à portée de main, propres. Elles jonchent le sol à mes pieds. Salies, cassées, fracassées. Bien des voyageurs font semblant de ne pas les voir, de ne pas les comprendre/
On ne lave pas ce qui a touché la bouche dans les rues de l’Inde. On n’échange pas le verre, la bouteille, les récipients. On ne partage pas la tasse de terre cuite : on la touche de ses lèvres et on la casse. Ne jamais réutiliser pour ne pas contaminer, ne jamais réutiliser car on ne sait pas qui l’a touchée.
Ce n’est pas l’esprit de précaution qui règne ici, la crainte d’une maladie ou d’une contagion quelconque, mais la peur de la contamination de soi. C’est la pureté rituelle qui importe seulement.
Le lait qui chauffe, qui bout, qui caille, qui prend, c’est le lait nourricier de Krishna et de l’Inde. Et dans ces tasses de terre cuite règne la pureté rituelle hindoue
Une simple échoppe, et l’Inde presque entière est devant toi.