Invitée à boire un thé impromptu par des femmes dans une village omanais, à partager la chicha peruana dans les Andes, le bidi d’une vieille femme dans une gare indienne ou le casse-croûte d’un étudiant hongkongais. Autant de gestes de partage qui poussent à accepter mais… aussi à une retenue. Comment se comporter ? Rompre le sandwich avec les mains ou avec un ustensile, essuyer le goulot, l’embout, avant ou après ? Qu’est-ce qui se fait, qu’est-ce qui ne se fait pas… qu’est-ce qui sera ignoré mais surtout qu’est-ce qui sera pris comme une impolitesse…
Oh oui bien sûr, les donneurs de leçons affirmant avoir de l’assurance en toute circonstance en suivant « simplement » les gestes de leurs hôtes ont raison. Mais ils n’ont sans doute pas été tellement confrontés à la réalité de l’interculturel : cette technique fonctionne très bien quand, invité dans un lieu inconnu par des inconnus dans une culture partagée, tu ne sais pas quels couverts utiliser pour le troisième plat. Pauvre de toi effectivement…
Il en va tout autrement quand ton hôte ne pense pas, ne sait pas l’interculturel : quand il ne s’est jamais trouvé lui-même dans cette situation, qu’il n’en sait pas l’inconfort, qu’il ne préviendra pas tes hésitations. Et surtout si ton hôte s’efface pour te laisser la primauté des gestes : alors, sous ses yeux et ceux de sa famille rassemblée, tu dois te lancer, sans pouvoir copier ses gestes. Cela renverse les perspectives, n’est-ce pas ?
Alors tu tâtonnes. Tu abandonnes tout espoir de faire bonne figure, de te sentir à ton aise, et malgré l’évidente bienveillance de ton hôte tu ne vois que les impairs que tu crains de commettre. Oh ils sont pour la plupart véniels, c’est certain. Mais être rappelé à l’ordre comme un enfant, ne plus connaître (voire comprendre) l’échelle de valeurs que tu ne maîtrises pas, et s’attendre à être repris sur des éléments aussi personnels que la propreté et la pureté ont de quoi mettre mal à l’aise. Il n’y a pas de guide pour ça : être invité est une expérience unique mais c’est aussi abandonner sa fierté de savoir-y-faire, de savoir-se-comporter. La tentation est grande alors, sous prétexte de faire-comme-si-l’on-était-à-l’aise-en-toute-circonstance, de goûter l’instant en pensant qu’étranger, et parce qu’étranger, tout te sera pardonné.
Tu entres. Tu ôtes tes chaussures à l’entrée de la maison, tu hésites à les laisser à l’extérieur, les mettre dans l’entrée, les laisser sur le pas de la porte, les emmener avec toi. Il n’y a pas d’autres chaussures pour l’instant. Tu les laisses alors à l’entrée, grimpe les marches de brique, et vois du coin de l’oeil ton hôte saisir tes sandales pour les déposer à l’intérieur. Et te rattraper pour t’indiquer le baquet que tu n’avais pas remarqué dans un coin. Au Bengale, dans une maison musulmane, on se déchausse ET on se lave les pieds, les mains et le visage avant de pénétrer dans les pièces à vivre… c’est noté…
La famille de Mounir est au grand complet : sa femme, le salwar-kameez des grandes occasions, rouge profond et brodé de fil d’or, les cheveux recouverts d’une large dupatta soyeuse. Et la peau cuivrée que je ne connais qu’aux Bengali, aux Birmans et aux Nubiens (oui). La douceur et l’intelligence dans le regard, on les retrouve dans celui de ses trois filles : rieuses, vives, quelques mots d’anglais appris entre le bengali et l’arabe coranique à l’école. Une cousine est là, la soeur de Mounir aussi, en retrait, la veuve arborant le sourire timide de l’Inde. Et l’ami cuisinier : pour les grandes occasions, si les femmes confectionnent les pains, c’est l’homme qui cuisine et c’est le chef de famille qui sert les invités.
Accompagnée d’une amie, nous étions les Etrangères de Mounir, ses amies expatriées et clientes de Bombay, qui lui faisaient l’honneur de visiter sa maison. Au milieu des cahutes de paille et de pisé, au milieu d’un minuscule village perdu dans les rizières asséchées, quelques maisonnettes en dur, une mosquée et la maison de Mounir. La réussite, la fierté, le labeur qui finit par payer. Pas de Porsche, pas d’antenne-satellite, pas de montre bling-bling à son poignet, mais une maison sur deux étages aux murs sains, aux pièces séparées, et même du marbre au 1er étage. Et surtout… des toilettes. Un trou dans le béton dans une cabane séparée du corps du logis, à l’extérieur, relié à une fosse. Improbable, incroyable, inouï chez des fermiers du fin fond de l’Inde.
Mais bien moins que d’avoir pour invitées deux Occidentales à sa table.
Assises sur un lit de bois gigantesque, recouvert d’un simple drap imprimé, nous attendons…
Interloquées. Seules.
La pièce est neuve, propre, sans doute la chambre et le lit des trois filles. Une légère brise vient atténuer la chaleur pesante pendant que nous attendons : Mounir nous a dit de nous reposer, que le repas arrivait, on sent l’inquiétude dans sa voix. Les filles passent le visage par la porte, la mère aussi, elles rient entre elles. Deux viennent s’asseoir sur les chaises de plastique le long du mur. Aucune décoration, une armoire en contreplaqué, aucun livre, aucun bibelot, rien. Elles nous observent comme j’observe leur vie. Venue rendre visite, converser-découvrir-apprendre dans mon esprit, je suis et nous sommes l’objet de la découverte.
Et le festin de Mounir commença.
Courant presque, notre hôte amena quatorze plats et deux types de pains qu’il déposa sur notre lit-table. Toujours plus, toujours plus, nous n’en revenions pas. Avec force détails, la vache qu’il avait fait tuer le matin même exprès pour nous, les villages alentours où il s’était approvisionné de spécialités, les ingrédients utilisés, il compose un banquet pour ravir nos papilles avant d’intimer à tout le monde l’ordre de se retirer… et de fermer la porte sur lui. Nous sommes seules. Invitées, mais seules. Le partage ne se fera pas, ou plutôt il ne se fera pas comme nous Occidentales, et de surcroît Françaises, avons l’habitude de le faire : autour du repas.
Mais l’effet fut radical sur ma contenance : je pouvais être à l’aise, ne pas craindre l’impair, et porter le Bengale musulman à ma bouche en toute quiétude.
Le katla, un poisson d’eau douce des canaux qui nourrissent le Bengale, dans un curry doux, et le même poisson servi en filets, grillé. Mais aussi du poulet en sauce où l’arôme de noisette ressort avec force, un plat de boeuf où c’est le tamarin et le poivre qui s’affirment. Des kababs frais, moelleux, et de la cervelle de boeuf rapidement revenue, un délice absolu (oui, je suis celle qui va manger de la cervelle de boeuf à 200km de Calcutta, au fin fond de l’Inde… mon amie n’a pas osé… j’en ai donc eu deux fois plus…). Un kalija de foie de boeuf, où l’ail frais et le gingembre dynamisent la fadeur de l’abat, et un kheema matar de boeuf (viande hachée et épicée aux petits pois), des oeufs de canard, dont l’énorme jaune gonflé est près de s’écouler, des aubergines grillées au coeur fondant (parmi les meilleures que j’ai mangées, baigan bharta et imam bayildi turc loin derrière), rondelles de concombre frais et carottes crues pour se rafraîchir, et un plat de haricots sautés. Evidemment le pulao (riz longuement revenu) et les pains, grasses parathas et légers chapati juste cuits sur le tawa.
Il y en avait pour dix, il y en avait pour cent. Et nous n’étions que deux.
Dès le début du festin, les desserts avaient été amenés : c’est dans la tradition indienne des thali (plateaux-repas déjà composés, et qui prit ce jour-là la taille d’un lit) d’y tremper ses doigts en début de repas pour faire venir aux papilles le goût du plaisir final. On peut prendre ensuite le temps de décomposer les arômes et parfums des plats salés avant de fondre dans le sucré…
Si les douceurs indiennes ont souvent mauvaise presse auprès des étrangers (le barfi (pâte de lait condensé sucré) et les gulab jamun (boulettes de khoa (sorte de fromage frais), de farine et de sucre dans un sirop à la rose) trop sucrés et trop gras, le kulfi (crème glacée) qui finit par être plus écoeurant que rafraîchissant), les desserts bengali FRAIS sont délectables… et le festin de Mounir me l’a confirmé. Le mishti doi, un yaourt crémeux recuit dans un pot de terre jusqu’à ce que la surface prenne un goût caramélisé, onctueux et doux, absolument divin. Le sandesh, pâte granuleuse à base de paneer (fromage frais) et de sucre, bien souvent trop sec et trop sucré, présenté en pâte et en bouillie, était moelleux et rafraîchissant, tout comme les rasgula (boulettes de paneer et de sucre trempées dans du sirop de sucre). Le gulab lassi (yaourt liquide à la rose) était presque en trop pour accompagner ce festin…
Mounir nous a fait les honneurs de sa table, les honneurs de sa maison. Sans aucun doute tout le village savait, sans aucun doute ils étaient bien plus que la famille a avoir été mis à contribution. Briquer les sols, faire reluire le marbre, composer les plats qui donneraient à éprouver l’amitié, la douceur de vivre et le raffinement gustatif d’une petite famille du fin fond du Bengale.
Repue, étourdie par l’étrange festin offert plutôt à une begum qu’à une invitée, j’écoute l’appel à la prière. Les vocalises du muezzin voisin se perdent dans la lourde chaleur du Bengale, j’ai des milliers de questions, je ne pourrai pas les poser.
Il faut repartir déjà.
Mais je sais désormais ce qu’est la khidmat.*
* Voir l’épisode précédent ICI.
Etonnant
C'est peut etre pour que vous vous sentiez à l'aise justement qu'il vous a laissées seules ?
@ MaO : oui effectivement, c'est une interprétation qui pourrait être logique ! Il faut que je creuse sur ce point...
En lisant les noms des plats j'ai l'impression de sentir leurs saveurs dans ma bouche (alors que je n'en ai jamais mangé en plus ...) ^^'
@ Shaya : c'était excellent en plus, un des meilleurs repas que j'ai faits en Inde, réellement !
Tu devais etre contente de manger du boeuf!Quel honneur!tout à l'air si déliciieeeeeeeeeeeeuuuuux
ça m'est arrivé plein de fois d'etre servie à l'écart,toute l'assemblée me regardait derrière un rideau prete a répondre à tous mes souhaits.
Mes parents moi meme et Mister India étions invités chez les beaux parents de sa soeur.Nous avons été "posés"dans la meilleure pièce de la maison pour y etre servis.Ma maman tout le long du repas disait" mais ils ne mangent pas avec nous","mais où sont'ils?"Et après le repas,toutes les femmes du village sont venues nous voir,mais alors toutes,la cour de la maison était bondée!Je crois que maman se souviendra toute sa vie de cette journée!
ça m'a toujours un peu genée cette façon d'etre reçue,moi qui voulait etre là un peu incognito,un peu caméléon;et à chaque fois ça rate...De toute façon j'ai fini par me faire une raison,comment passer inaperçue en Inde lorsque tu es une femme ,blanche et en plus mariée à un indien,pffff franchement!
@ Zaneema : oh oui, c'était booooooooooooooooooooooooon !!!
Et cela s'est passé exactement comme ça pour nous ! Est-ce que tu sais pourquoi ??? C'est pour nous laisser nous détendre ? par respect ? Je n'en ai vraiment aucune idée. Et j'imagine effectivement que pour ta maman ça a du être une journée et un voyage étonnants... (elle a du se dire "mais où m'emmène encore ma fille ???", hihihi !).
Oui, l'incognito on oublie, on est d'accord ! 😉
J'ai lu ce post hier après-midi et j'ai rêvé de ce festin toute la nuit !
C'est ce qui s'appelle avoir le sens de l'accueil 🙂
@ Pat : hahahahah, je suis désolée... 😉
Oh oui, on a eu vraiment l'impression d'être les reines d'un jour. C'était incroyable comme journée...
On se croirait dans un film d'un autre temps... (je bave, c'est terrible :-D)
@ Nekkonezumi : et c'était un peu ça dans un sens, une temporalité et un lieu totalement hors du monde habituel...
(Comme c'était trop bon en plus, hihihi !)
au final , une très belle expérience humaine je suppose !