Avant de partir à Taïwan, Tac m’avait annoncé sa mission professionnelle en grinçant des dents, un mauvais souvenir d’un voyage en Chine pop’. Et moi je ne savais même pas situer Taïwan sur une carte.
But ROC rocks*.
Taipei fut pour moi la Porte de l’Asie : cette île tropicalo-montagnarde mêle les traces prégnantes de l’occupation japonaise (on oublie rarement qu’on a été occupé par le Japon…) et les plus pures traditions chinoises, les racines aborigènes et les marques d’un Occident au visage le plus américain. C’est la fine demoiselle habillée d’un bikini de vinyle blanc et de bottes infinies qui vend dans sa boutique transparente sur une route de campagne de la noix d’arec aux automobilistes. Et c’est, un des premiers jours, le vieil homme de l’arrêt d’autobus.
La barbe filasse, les yeux plissés et les rides en éventail jusqu’aux tempes, il avait quelques dents noircies et la mise simple des ouvriers chinois des livres d’histoire. Quand il s’assied près de moi, je suis en train d’entreprendre la Grande Aventure de Taipei : me jeter dans le premier bus urbain venu pour comprendre où il va. Car Taipei est une ville joueuse. Non seulement son réseau de bus est incompréhensible (à l’époque le plan n’était pas traduit en anglais), mais une même rue y porte deux ou trois noms. Pas comme à Bombay où coexistent, millefeuille historique, le nom anglais, celui donné lors de l’Indépendance et celui du Bombay ultramarathiste, mais le même nom orthographié… un peu au petit bonheur. En caractère chinois non simplifié, en pinyin aussi et dans un second système romanisé étrange. Tour à tour, l’avenue devient donc sur le plan, sur la plaque, ou sur une même carte !, Dong Chang Lu, Dung Cheng Lu ou Tung Chen Lu. Et, habituellement, aucun son n’est interchangeable avec un autre, « dong » n’est ni « dung » ni « tung ».
Sauf, parfois, à Taïwan.
Le vieil homme me regarde, un grand sourire aux lèvres. Il est pour moi la Chine, LA Chine telle que l’Occidental la fantasme, millénaire et vaste, sereine voire méprisante à force d’indépendance, un visage dont les yeux bridés cachent bien sûr des mystères insondables. Et, au passage, nécessairement du calcul fourbe et une volonté de conquête hégémonique… Un visage qui aurait pu porter le titre « Il y a un homme derrière le préjugé ».
Il se tourne vers moi, attend, se rapproche. Je le sens presque lever ses bras fragiles et saisir son courage à deux mains, inspirer, avancer la tête et, tout à coup, précautionneusement, studieusement presque, ânonner : « where… from… you… are ? ».
C’est là.
C’est là précisément, dans cet effort et cet intérêt, que mon histoire avec la Chine, qu’elle soit démocratique ou populaire, continentale ou d’outre-mer, diasporique ou nationaliste, a commencé…
* ROC : Republic of China, République de Chine, le nom officiel de Taïwan. Ce qui provoque souvent une confusion avec la Chine (République populaire de Chine), qui impose à Taïwan dans les manifestations internationales le nom de Chinese Taipei, symbolisant par là la volonté de réintégrer l’île au continent.