Je me suis prise à rêver à nouveau de ce pays fait d’incongru. Non, je ne l’appellerai jamais Myanmar et Rangoon en sera toujours la capitale.
Le volant à gauche, mais parfois à droite, mais on roule de toute manière à gauche. Mais tu prends moins la voiture que le cyclo-rickshaw, celui où ton siège en side-car est propulsé par des jambes aussi fines que tes avant-bras. Tu n’as pas le choix, non plus que de choisir un autre véhicule que la cariole et le cheval, lent et cahoteux voyage sur les pistes brûlées par un soleil de plomb. Et devant toi s’élèvent les rougeoyantes pierres de Bagan, la plaine silencieuse, l’odeur sure de ta peau et la litanie des mille stupas sous un ciel blanc.
Ou bien c’est le bus japonais, presque antique, dont les sièges ne laissent aux fesses que la place d’une, et les trajets infinis pour un saut de puce sur la carte. Douze, quinze heures, je ne sais plus. Une panne dans un col perdu, et un chauffeur qui aspire l’essence à pleine bouche. Des paysans habillés comme des citadins eux-mêmes habillés comme des paysans. Tout le monde vit de la même manière en Birmanie, chichement, secrètement. Sauf ceux qui ont des chaussures fermées…
Deux moines ventrus vêtus de rouge tressautent à mes côtés, le regard happé par un film de kung fu. L’héroïne sexy dans sa combinaison moulante, personne ne parle cantonais mais tout le monde comprend ses « han ! » sur la minuscule télévision. Des arrêts à 3 heures ou 5h du matin dans des gares routières faites de branchages, la route de la jungle, cette route qui n’a sans doute jamais été refaite depuis le départ des Britanniques. Ou un avion, minuscule, sous une pluie battante de mousson, qui te dépose sur une plage idyllique devant la Baie du Bengale.
La Birmanie, toute entière à toi et pourtant fermée.
Parce que la junte est partout, on s’épargne les hôtels, les restaurants, les magasins. On s’épargne les rubis de sang pour se délecter des textes sacrés gravés sur le bambou, admirer à foison le laque coloré. On choisit les chaises de plastique à la taille des enfants pour manger sur les trottoirs. Des plats simples qui oscillent entre l’Inde et la Thaïlande, un peu de Chine aussi, et la Birmanie lentement t’entoure : regards, sourires, sérénité. Toutes les chaises sont occupées désormais, on te regarde et on t’attend. On mendie le contact en Birmanie, on a soif de parole. Parlez-nous. Parlez de nous. Qui êtes-vous.
Et un soupir en passant devant la maison bien gardée de celle dont il faut savoir prononcer le nom.
La Birmanie c’est le temps.
Un trajet qui s’égrène au fil de l’eau, le bateau rouillé plein d’étudiants qui part à l’aurore et le cocher au sourire d’adieu sur la grève. Le pays coule et s’écoule autour d’un poème géographique. L’Irrawady. Mandalay. Inle. Les temples vibrants d’un pays éteint, comme les flammèches d’une chandelles mouchée. Les chats du lac sautent dans les cerceaux, les jeunes moines au crâne rasé font tourner l’ombrelle entre leurs doigts et le monastère sur pilotis trône sur le lac immense. On y vogue en pirogue et ce sont les pieds de tomates qui poussent au fond de l’eau qui tracent le chemin. Le marché est aussi fait de pirogues, quelques fruits, des légumes, des grains de riz. Sous les cerfs-volants hauts dans le ciel.
Un pays de misère. Un pays qui retient son souffle.
Et Rangoon. Ce faux air de Calcutta, jumelle de l’Empire de l’autre côté de la Baie, que je ne connais pas encore alors.
Rangoon que j’ai immédiatement aimée comme j’aimerais immédiatement Calcutta, de ces maisons attaquées par la mousson, de ces trottoirs soulevés par les racines de banians, et la décadence tropicale d’une ville délaissée. Rangoon est affairée mais à son rythme, avec cette lenteur du pas que seuls les pays bouddhistes confèrent aux hommes. Les pays étouffés aussi. Le sarong et la blouse, la Birmanie toujours bien mise présente des joues maculées de poudre blanche. La peau sombre et tannée des piémonts de l’Himalaya, le sourire innocent et radieux de l’Inde, les yeux profonds de l’Asie.
Tu te gaves du banquet birman pour 1$ et en rentrant dans ta chambre, tu presses dans tes poches les épaisses liasses de billets d’une monnaie de pacotille. Tu l’as troqué contre tes dollars ce soir dans la rue, au noir, dans le noir. Une monnaie qui ne vaut rien, et dont le seul nom évoque ce dont elle est faite : la merde. Celle d’une junte qui spolie, étouffe et suicide un pays. Tu étales les billets sur le lit, tu t’y vautres dans un éclat de rire, mais étonné de ce rien qui vaut tellement.
Un monde où aucune carte bancaire ne fonctionne, où ton portable est interdit, où la publicité n’a pas cours. Tu as croisé dix ou vingt Occidentaux en un mois. Tu retiens ton souffle.
Tu es coupé du monde et c’est étrangement bon.
J’ai en trop dit. Et pas assez. Jamais suffisamment juste pour dire ce que la Birmanie a d’exceptionnel en Asie et dans le monde. Elle fait partie de ces très rares pays où le temps s’est arrêté.
Pour le meilleur, et pour le pire…
Note : je suis allée en Birmanie en 2005. Tout ce que je décris ici ne tient donc pas compte des conséquences du soulèvement des moines birmans, et surtout de l’ouverture récente qui a vu la libération d’Aung San Suu Kyi. Attendons. Et espérons.
Je ne sais quoi t'écrire (et donc je t'écris que je ne sais pas quoi t'écrire...) tellement ça se bouscule au portillon de mon cerveau.
@ Shaya : j'adore tes commentaires comme ça, hihihi ! Je sais que là il suffirait qu'on soit ensemble (en tout bien tout honneur ou presque) et tu me dirais tout ce que tu as envie de me dire sur cette lecture 🙂
ah enfin te voilà revenue ! ;----------------------------------))
@ Des pas perdus : ouiiiii !!! D'ailleurs, on a des comptes à régler, non ? Usurpateur... 😉
Très beau billet qui donne l'envie de s'y rendre 🙂
@ Cynthia : merci beaucoup ! J'espère vraiment que tu en auras l'occasion un jour !
La Birmanie reste un des temps forts de mon tour du monde. Aujourd'hui, elle s'ouvre (selon mes potes backpackers sur la route en ce moment) et j'ai envie d'y retourner maintenant... avant qu'il ne soit trop tard et que le tourisme de masse ne dégrade ce si beau pays.
Ce que tu oublies de mentionner dans ton billet, ce sont tous ces sourires. Les birmans vivent chichement certes mais pour autant n'oublient pas de sourire et cela rend le pays encore plus inoubliable.
@ Adeline : c'est un pays qui marque réellement tous ceux qui y sont allés !
Je ne suis pas certaine que le tourisme soit une mauvaise chose à partir du moment où il n'est pas instrumentalisé par la junte et je suis persuadée que le tourisme de masse n'aura jamais cours en Birmanie, elle n'offre ni plages de très grande qualité, ni grand site archéologique de premier plan, ni facilité de vie particulière pour un tourisme low-cost (comme la Thaïlande par exemple), donc je ne me fais pas trop de souci de ce côté-là. C'est en fait plutôt le tourisme backpacker qui m'inquiète, les habitants ayant alors tendance à formater l'accueil et les services (guesthouse avec toit-terrasse, cours de cuisine, activités pseudo artisanales, visites pseudo équitables etc.), et qui finit par créer cette double vie touristique qui moi ne me plaît pas plus que le tourisme de masse.
Quant au sourire des gens... il est magnifique en Birmanie, mais aussi en Thaïlande, au Laos, en Chine aussi quand on peut parler aux gens, à Taïwan il est splendide, au Bhoutan, au Cambodge aussi quand on dépasse la relation touristique, et dans de nombreux autres pays où je suis allée. Et en Inde où je vis il est encore plus beau 😉 Je crois en fait que tous les pays peuvent être des pays du sourire... 😉
Magnifique article ! (je ne sais pas quoi dire de plus en fait, on sent que tu es touchée entre en lisant ces lignes...)
@ Annouchka : merci beaucoup ! Hihihi, j'ai l'impression que cela a fait cet effet-là (je devrais arrêter d'écrire avec de l'émotion, ça inhibe les commentaires, mouahahahah ! 😉 ) !
Quel bel article, quelles belles photos, et tant de changements depuis 2005...De ce pays on ne ressort jamais indemne. J'aimerais rapidement y retourner pour voir ce peuple
merveilleux sans la peur au ventre...
Merci pour ce partage
@ Nicole : merci beaucoup 🙂 Je ne sais pas comment cela se passe maintenant, ce que l'on ressent quand on voyage en Birmanie. La tension était palpable, je pense qu'elle l'est encore en fait et qu'elle le sera tant que la page n'a pas été totalement tournée et que les Birmans auront confiance dans leur gouvernement, leur armée, leur police. Il va falloir encore un certain temps... mais c'est une belle évolution 🙂
Vilaine, tu parles encore avec des mots forts et de belles images d'une des destinations qui me font baver, mais baver...
@ Nekkonezumi : je suis innoceeeeeeeeeeeeeeeeeeente !!! Hihihi...