En 2030, je rêve de faire un cours d’histoire qui s’est écrit sous mes yeux.
Un cours sur le début de la NEA, la Nouvelle Ere Arabe.
Ce serait compliqué pour les élèves, il faudrait les faire pénétrer dans les méandres des anciens liens coloniaux, de systèmes verrouillés par des clans au pouvoir, leur faire comprendre la lassitude et le fatalisme qui anéantit les velléités de rébellion. Leur expliquer ce qui a contribué à installer et faire perdurer ces dictatures, comment les démocraties voisines avaient une responsabilité dans le maintien de peuples entiers sous la coupe de dictatures que l’on faisait semblant de ne pas nommer telles.
Je leur ferais toucher du doigt ce moment sale et méprisable où l’on préfère la stabilité à la liberté. Je leur expliquerais le mot « compromission » (com-pro-mi-ssion, notez-le dans la marge pour vous en souvenir).
Plongeant la salle de classe dans le noir, une carte apparaîtra au mur. Les élèves aiment ça, moi aussi. La pénombre, plus de stylo, juste regarder et s’interroger ensemble. Deux rives si proches et si différentes, pourquoi ces différences, et une liste d’hypothèses qu’un élève notera au tableau. Des dictatures ? Oui, mais de quel type ? Un peu comme Mussolini ou plutôt comme Hitler ? Comme Castro ou Staline ? Affinons, affinons… On s’interrogera sur les résistances, les dissidences, ce qu’implique de vivre au quotidien sous une dictature, même « soft ».
Et là, ils me diront « mais m’dame, c’est pô comme la Corée là, celle d’en haut ! On pouvait aller en vacances dans ces dictatures, en Egypte, en Tunisie, au Maroc ! ». Alors il faudra leur expliquer qu’il y a des nuances. Il faudra leur raconter les voyages officiels et les déplacements d’amis de 20 ans, que la dictature s’infiltre silencieusement dans les manuels scolaires, les livres, les arts, qu’elle musèle la presse, instaure la délation et la torture dans les prisons. Le touriste est le bienvenu dans ces pays, guidé vers les bonnes routes et les bons hôtels, à l’écart de tout ce qu’il ne doit pas voir, fermant les yeux sur ce qu’il ne doit pas savoir. On visite bien la Birmanie… Je laisserai le silence s’installer, j’éteindrai le projecteur, je les laisserai réfléchir à ces hommes sans légitimité, sans idéologie, sans talent, reconduits à chaque élection par 99% d’électeurs qui ne votent pas…
Puis, dans le noir, je leur ferai entrevoir l’étincelle…
Un tout petit pays, 10 millions d’habitants, rien du tout. Au fin fond d’une région rurale, un jeune homme qui s’immole. Qui crie sa haine d’un système qui empêche les méritants et les talentueux d’avancer tant un seul clan garrotte le pays. Il ne pose pas une bombe, il ne mitraille pas une école, il se suicide, publiquement. Mais le pays bouillonnait… un niveau d’éducation plutôt élevé, un ras-le-bol des élites, un bilan économique masquant des disparités flagrantes, des dissidents qui continuent d’y croire… et les jeunes, ceux qui contournent les écrans de la censure, et les femmes qui ne mâchent pas leurs mots, et les avocats, et les juges. Il y a un moment où la marmite explose. Je leur dirai l’avenue noire de monde, le mot scandé, « dégage », les héros, les martyres, les traîtres, et la fuite peu glorieuse du dictateur. Les craintes aussi, une révolution n’est jamais gagnée. Remettre le pays sur pied, créer la démocratie, la sentir, la ressentir, la faire vivre. Je leur dirai comment le 14 janvier 2011 un peuple tout seul, entouré de pays qui freinaient des quatre fers contre ce vent de liberté, a forcé un dictateur à fuir, la queue entre les jambes.
Ce jour de 2030, je rallumerai le vidéoprojecteur et je leur demanderai de regarder la carte. Dix ans après la Révolution de Jasmin.
En quelques semaines, la Tunisie aura sans haine entraîné dans son sillage les peuples arabes. En Egypte, il aura fallu un an de plus pour évincer l’armée du pouvoir. En Lybie et en Syrie, seules les forces internationales auront permis quelques années plus tard de venir à bout de dictatures féroces et des luttes de factions, mais les gouvernements de transition auront vu le jour, amenant avec eux une démocratie inespérée. La transition dans les royaumes du Maroc et de Jordanie aura été plus lente, mais la monarchie parlementaire y aura vu le jour, laissant au roi un simple rôle honorifique. Enfin, la mort de Bouteflika aura permis à l’Algérie de jeter à bas la pyramide de l’ancien système qui asphyxiait le pays. Le Liban aura retrouvé sa sérénité avec la chute de la dictature syrienne, et Israël, la normalisation des relations avec les Etats arabes ayant permis de considérer sur de nouvelles bases la « question palestinienne », aura mis en place un compromis démocratique et pérenne satisfaisant tous les acteurs.
Alors les élèves auront vu les dominos des dictatures arabes tomber les uns après les autres. Ils auront compris l’onde de choc printanière sur la Méditerranée.
Les historiens auront pensé appeler cette région le Croissant vert de la démocratie arabe, mais ce qui rapproche ces pays est non leur culture majoritairement musulmane mais bien leur accès presque concomitant à la démocratie : en 2030, sous nos yeux, nous aurons des pays libres, multiculturels, multiethniques, multiconfessionnels et laïcs, promouvant le multipartisme, la liberté d’opinion et la liberté de la presse.
L’Arc vert de la démocratie arabe.
Alors ce jour-là en 2030, juste avant de rallumer la lumière, je dirai à mes élèves…
Pour la force de ce mouvement presque irrépressible de liberté. Pour avoir apporté l’espoir aux peuples opprimés de Méditerranée en comptant sur leur seule force, leur seule éducation, leurs seules convictions démocratiques. Pour avoir pacifiquement mis à bas une dictature et instauré dans les 5 années suivantes une démocratie viable, reconnue et respectée.
Pour avoir démontré que rien n’est une fatalité à un peuple qui décide de relever la tête.
Pour toutes ces raisons, le comité a décidé le 7 octobre 2011 de décerner le Prix Nobel de la Paix à l’ensemble du peuple tunisien.
Note : on nage en pleine uchronie ? Et bien je rêve que non. J’espère que ce soir le comité aura suivi le même cheminement que le mien. J’espère pouvoir faire ce cours d’histoire en 2030…
Note 2 : j’aurais pu demander le Prix Nobel pour Lina Ben Mhenni, « Tunisian Girl » qui a blogué la révolution tunisienne, pour Wael Ghonim pour son rôle en Egypte, pour les blogueurs syriens, les activistes lybiens… Mais je crois que récompenser l’origine du mouvement et ce, de manière collective, a plus de sens encore.
Tu es magnifique dans le rôle de décrypteuse de politiques frictions 🙂
@ Nekkonezumi : merci ! Et j'aime beaucoup le "politiques frictions"... il faudra que je m'essaie aux "politiques frissons" 😉
[...] Alors ce soir, je fais un bisou à Eric, Nicolas, Zette, El Camino, Melcalex, dadavidov, Gaël, Shaya et Chouyo. [...]
Allez avoue, tu t'éclaterais à faire ce cours ^^
J'imagine que tu pourriras avec plaisir la mémoire de Sarko et ses copains d'avant (et là, tu leurs présentes la planche by M1 ^^ http://yfrog.com/kif1clnj )
Tu leurs diras aussi qu'en 2020, le président français, de passage à Tunis, a été invité à un meilleur respect des libertés individuelles ^^
N'oublie pas de leur expliquer que la révolution du jasmin est un cas d'école marketing ; ) que les phéniciens c'est des pros, et puis n'oublie pas de diffuser la vidéo, LA VIDEO, là où tout avait commencé ; ) http://www.youtube.com/watch?v=sEY8CK_K9VU
@ M1 : oh oui, je me régalerais ! Et j'espère pouvoir le faire tel quel !
Absolument, je raconterai dans le détail les compromissions de la classe politique française et de Sarkozy, et comment tout a été mené de main de maître ! 🙂
A toutes fins utiles, je rappelle aux grincheux qu'il s'agit d'un texte d'uchronie : cela n'existe pas et cela n'a pas vocation à prévoir le futur.
Apprenez à lire entre les lignes enfin...