D’un geste preste, le coiffeur me débarrasse de la serviette qui me serre le cou, un dernier coup de brosse et j’emboîte le pas à mon père glissant une pièce dans la paume de Monsieur Chamak, merci maître, au plaisir jeune homme.
C’est quoi, le plaisir ?
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On entre dans Le Paradis des Femmes comme dans une ruelle de médina. On y suit ce jeune garçon, cet adolescent, cet homme bientôt, d’un souvenir à l’autre au gré des seuils que l’on franchit. Intérieurs assoupis ou vibrant d’éclats de voix, on s’habitue à la pénombre après l’éclat aveuglant du soleil, on passe des bagarres entre copains aux salutations de l‘aïd, des sorties d’école aux terrasses de café où un oncle raconte ses conquêtes.
C’est la rencontre avec Luz, femme inattendue d’un ailleurs exotique, qui initie une plongée dans le Tunis d’un homme, écrivain amoureux de la féminité. Il veut lui dire son Tunis, il veut se dire lui. Alors Ali Bécheur nous entraîne dans un monde sensoriel, sensuel, où les gourmandises se croquent, les contes se disent, les sefsari se faufilent dans les rues et les peaux se caressent enfin… Une douce nostalgie aurait pu alourdir ce roman, mais l’écrivain francophone d’une Babel où résonnent l’italien et l’arabe, sait l’enflammer du désir, celui que découvre un jeune garçon, celui que tente de combler l’homme qu’il devient.
Avec une gourmandise vorace pour son son propre désir et pour celui des femmes qu’il croise, le narrateur découvre ce « petit animal » au dos rond, lové entre les cuisses féminine, sous une jupe ou un maillot de bain. Enfant, il veut l’attraper, le toucher, et la minute d’après reste fasciné par le ballon rond inaccessible dans la vitrine : désirs d’un jeune garçon… Devenu homme, toujours généreux et vorace, son désir se consume, s’exaspère, entre les cuisses de Juliette, s’enflamme et se finit dans les larmes de l’impossible avec Florence. De ces trois nuits parisiennes transparaît en quelques phrases une douleur poignante : Paris, c’est le lieu qui change, des études à l’amour violent, à l’amour qui brise, c’est le lieu du déchirement et des pleurs d’un homme qui aura aimé trois nuits à corps perdu. Paris, dont on revient à Tunis différent à jamais…
Je suis revenu dans ma ville dont j’avais gardée, intacte, l’image de ma nostalgie. Nous ne nous sommes pas reconnus, elle avait changé, moi aussi. C’était une autre ville, n’importe laquelle, c’était fini.
On a dit du Paradis des Femmes que la figure de la mère y dominait. C’est convenu, et je n’y crois pas. Dans ce monde où le narrateur est devenu homme, fils du père, petit-fils de l’imam, elle a disparu doucement après cet étrange traquenard festif de la circoncision. Elle a laissé place à toutes les femmes, accessibles désormais par ce rite accompli. Filles de voisins, lycéennes, cousines, passantes et ces Françaises de l’époque coloniale dans leur robe de plage, toutes prennent corps et chair et coeur maintenant que son regard est devenu mâle.
Dans une société malade de ses femmes, chaque rencontre est un complot, billets doux circulant pendant la récréation, signes de connivence, si je mets mon foulard orange c’est que je peux venir, si… Du haut de leur balcon, des ménagères m’épiaient, appuyées sur leur balai ou battant leurs tapis, réprobatrices ou, qui sait ?, envieuses…
Et les hommes dans ce paradis des femmes ? Ils sont en demi-teinte, en retrait, racontent et marchandent, mais surtout grondent devant les devoirs non faits. Etonnant aussi, si rarement décrits, ces regards masculins posés sur des corps masculins, « le soir, au fond de mon lit, revenait me hanter ce désir de rapt que je déchiffrais dans les yeux carnassiers, suscitant en moi un sentiment confus qui s’insinuait entre veille et sommeil. J’effleurais le duvet tapissant les recoins de mon corps, voués désormais à la dissimulation, à la honte, à l’inavouable, où ma main inventait les gestes du plaisir, y apposait le sceau d’une connivence secrète. Le désir dévoilait son ambiguïté, révélait son dilemme. Prendre ou être pris, où passe la frontière ? » . Et c’est aussi un mari dentiste-passionné-de-belles-voitures-emmenant-sa-femme-aux-Seychelles : terne, comme tous les autres. Tout à leur occupation, à leur masculinité, rien du désir qui étreint le narrateur de poser ses lèvres sur un corps féminin pour le goûter jusqu’à s’enivrer, s’y perdre.
L’amour, ou tu lui donnes tout, ou tu ne donnes rien. Si tu restes à mi-chemin, c’est une moitié d’amour, c’est-à-dire rien. Rien qui vaille de le vivre.
Mais ne te méprends pas, le paradis des femmes n’est pas un harem ou un gynécée. C’est un magasin de tissus, qui n’apparaît que loin dans le roman. Mais ce « Bonheur des Dames » de l’autre rive de la Méditerranéen explique tout : ses arrivages font frémir la capitale tunisienne, organdis froissés et soies carressées, et le narrateur y accompagne Ommi Khadouja. Démarche souffreteuse, enveloppée de son sefsari, elle fait déballer et marchande en sirotant sa citronnade. Lui la protège, la regarde, l’écoute. La conteuse.
Sa conteuse.
La parole d’Ommi Khadouja plane sur tout le roman. Elle conte au garçonnet ce qu’il y a au-delà du Sindh et de l’Inde, les djinns et les caravansérails, pierres précieuses et belles à sauver, princes et tempêtes. Les mots qu’elle dit sont le réel de cet enfant qui écoute la parole nocturne, qui résonne encore dans les pages de l’écrivain. Il écrit, ce narrateur, il enseigne aussi. Il a la gourmandise des mots comme il a la gourmandise des corps, et j’ai trouvé sous sa plume toute la jubilation, l’inquiétude et la solitude de celui qui transmet :
Enseigner, c’est un examen que l’on passe chaque jour. Une cour de justice où l’on comparaît sans avocat Seul. Seul contre tous et, si ça marche, avec tous. Mais seul, toujours.
Alors, l’homme du Paradis des Femmes entre par une femme en écriture, et son avidité de la féminité écrit un roman. Eloge du désir, masculin et féminin, éloge d’une sensualité qui fait goûter l’ondulation d’une jupe sur des hanches, qui donne envie de lécher la perle de sueur sur la lèvre de l’autre, ce roman déborde d’émotions, ode au désir masculin qui ne se pense qu’en se lovant dans le désir féminin. Jusqu’à plus-soif. Y retrouver les parfums, les saveurs, les textures de toute une vie.
A l’issue d’un combat sans merci, sa résistance faiblit, je capture sa bouche, un ultime sursaut, elle cède enfin, ses lèvres, un caramel fondant. Le premier baiser d’amour.
Le paradis des femmes ? Comme Ommi Khadouja choisit les étoffes en les regardant, en les appréciant, les palpant, les caressant, l’écrivain se laisse envahir par les souvenirs des femmes qu’il a connues, aimées, rêvées. Il crée son paradis en mettant en mots ces chairs qu’il a caressées et assouvies, dont il a joui. Ces regards où il s’est perdu, ces parfums qu’il a goûtés, seule l’écriture les lui rendra, seule l’écriture les conservera.
Le Paradis des Femmes n’est pas un hymne à la femme ou à la mère, loin de là. C’est un hymne trop rare à l’homme sensuel qui aime la femme à tel point qu’il lui dédie ses mots…
Les feuilles s’accumulent. Tu es là, Luz, toute entière, noir sur blanc. Cette pile contient les mille et une pages d’un roman inachevé, inachevable.
La prochaine étape de « Méditerranée mon amour » sera une escale au Liban…
Ce livre a l'air magnifique (et sa très très belle chronique aurait été adorée chez Interlignage 😉 #recruteuse )
@ Nekkonezumi : merci 🙂
Ouiiii, je viens d'aller lire des articles en plus, il faut que je postule !
Que devient Bob le chien ? A-t-il eu sa pâtée ? *bisous littéraires*
@ Des fraises : il va bien ! Je crois même que j'ai trouvé sa soeur... à suivre 😉
Si je n'étais pris d'une phase no-lecture, je me laisserais tenter. Ca, c'est de la critique littéraire aux petits oignons. Et je me dis, accessoirement, qu'il y a fort heureusement des blogueuses qui savent écrire.
@ Des fraises : merci beaucoup... sincèrement 🙂
"On entre dans Le Paradis des Femmes comme dans une ruelle de médina"... ta phrase résume tout le plaisir de cette découverte, mystérieuse sans être énigmatique, simple, humaine... c'est une histoire, une pièce de théâtre de la vie !
Bravo pour cette critique ! je sens que je vais adorer cette série "Méditterranée mon amour" : )
@ M1 : merci beaucoup ! La suite arrive... 😉
Je note ;-))
@ Des pas perdus : oui ! Et tu nous diras ce que tu en as pensé 🙂
C'est quand-même moins aisé de dire des bêtises sur ce billet que sur le précédent...
Peut-être une question de graphisme...
😉
@ Regarder le ciel : oui, je crois que c'est la raison effectivement... mouahahahah !
Dis donc, tu donnes drôlement envie de lire ce livre ....Les femmes, l'orient.
Je ne connaissais ni le livre, ni l'auteur.
Je note également ..
@ Isa : je l'ai acheté sur le conseil d'une des libraires de l'IMA, et je n'ai pas été déçue 🙂
Nous sommes de tout coeur avec ce blog.