[Aujourd’hui, un très long billet issu d’une réflexion menée pendant un an sur la mémoire, la réappropriation et l’utilisation des attentats survenus il y a un an à Bombay. Mais c’est aussi un autre anniversaire aujourd’hui : celui de nos 5 ans de PACS !]
…
Il y a presque un an, le 26 novembre 2008, avaient lieu à Bombay des attentats d’une portée inédite en Inde. Inédite, parce qu’ils visaient des Occidentaux et les lieux fréquentés par ces derniers, même si ce sont au bout du compte les Indiens qui ont payé le plus lourd tribut. Une année durant, la ville a réagi à sa manière à ce traumatisme, oscillant et fluctuant dans l’attitude à adopter : et désormais, les attentats sont devenus histoire…
Le choc récupéré
« Our heartfelt condolences and deepest sympathy »
Pétrifiée : les premiers jours, alors que les terroristes détenaient encore des otages, que le bilan des morts n’était pas encore tombé, Bombay était anormalement calme. Elle retenait son souffle, scrutait les écrans de télévision, tendait l’oreille aux rumeurs. Les semaines suivantes, Bombay est restée groggy, meurtrie dans sa chair et craintive : des mesures de sécurité nouvelles ont été mises en place dans les hôtels de luxe de la ville, dans les gares, dans les grands magasins. Des mesures d’urgence mais hésitantes.
Et très rapidement, en contrepoint des portiques de détection ont été posés des panneaux d’affichage : ils ont fleuri le long des avenues très fréquentées, sur les bords de Marine Drive, devant les magasins et dans les shopping malls. Les condoléances et la compassion étalées en grand format pour manifester… quoi ? La tristesse bien sûr, la sympathie aussi, mais quelque chose de plus étonnant : la mise en valeur de marques de luxe et la consommation.
« Pansez vos plaies en venant consommer », voilà ce à quoi j’ai immédiatement pensé. Sur les panneaux de Mont Blanc, Minawala (un bijoutier de renom) et autres High Street Phoenix (un shopping mall), le discours sur le deuil tentait de masquer ce qui s’étalait en réalité en grand, la publicité. Sorte de stratégie nauséabonde où des enseignes, qui ont pignon sur rue, se réappropriaient l’attaque terroriste pour mieux façonner leur image « humaine », compatissante, proches des gens. Et rappeler par la même occasion l’adresse de leurs boutiques. Profitant d’un sentiment d’unité et de cohésion, sentiment malheureusement rare en Inde, face au terrorisme, ces enseignes se sont jointes au concert des condoléances en tâchant d’en retirer un bénéfice en terme d’image, mais aussi un bénéfice sonnant et trébuchant. Bel opportunisme.
Sur Marine Drive, le 7 décembre 2008.
Le temps du sursaut citoyen
« We shall vainquish the terror »
La colère est rapidement venue s’ajouter à cette vague compassionnelle : mi-décembre, Bombay était submergée de messages conviant chacun à devenir un rempart contre le terrorisme. Le temps de la compassion était passé, il s’agissait désormais de se reprendre en main, de se dresser contre.
La Municipalité de Bombay, la Police de Bombay mais aussi des quotidiens indiens et des groupes de citoyens ont alors mis l’accent sur la responsabilité de chacun en matière de sécurité quotidienne : attention aux sacs abandonnés, aux gens et aux actes « louches », et à chaque carrefour un message exhortait les Bombayites à protéger la ville.
Ces journaux et groupes de citoyens ont, dans la foulée et dans le même esprit, déclenché le temps des questions : comment cela a-t-il pu arriver ? qui savait ? qui n’a pas prévenu ? qui a failli ? L’enquête avançait, dévoilant progressivement la préparation et la mise en œuvre des attentats, les ressources et les soutiens. Un mois plus tard, les débats et prises de position étaient innombrables, tout comme les reconstitutions avec cartes et minutages des opérations à l’appui. Une manière de repasser le film, de prendre de la distance et de rationaliser.
Fin février 2009, le procès du seul terroriste survivant, Ajmal Kasab, commençait. Au gré des rebondissements judiciaires, des confessions, des rétractations et des témoignages, les éditions locales et nationales ont évoqué les mois suivants, aujourd’hui encore, presque chaque jour le procès, insistant sur le sang-froid et l’horreur. Les traits de Kasab en sont venus à former un logo, image lisible et facilement identifiable de la terreur. En contrepoint, les journaux dressaient d’autres portraits, ceux des familles touchées par les attentats : comment se reconstruire après la terreur, après le deuil, comment telle petite fille a repris ou non goût à la vie. Face à la logique froide de la justice, l’émotion se devait de rester présente.
Affiche devant un restaurant, le 18 janvier 2008.
Quand vient la mise en histoire
« We offer what sells »
Pendant une année, Bombay a donc oscillé entre rationalisation du deuil et réappropriation opportuniste, témoignant de toute manière d’un besoin irrépressible de raconter la terreur.
Très rapidement, les attentats sont en effet apparus comme une histoire, et l’image si décriée du producteur de Bollywood R. G. Verma visitant le Taj encore fumant n’est que l’arbre qui cache la forêt. Si, à partir de mars, les publications de témoignages, essais, pamphlets, se sont multipliés (26/11 : Mumbai Attacked, 26/11 : The Attack on Mumbai ou Mumbai Terror Attacks pour ne citer que ces titres), c’est l’industrie cinématographique de Bollywood qui a été la plus vive : plus de vingt titres ont été enregistrés, au cas où, dans la quinzaine de jours suivant les attentats ! Emotion, suspense, tragédie : Bollywood sait repérer les opportunités. Cette récupération n’est pas isolée o
u étonnante, mais comme en bien des choses, à Bombay cela va très vite. Proposer au public des mots et des images, rapidement, car les deux on le sait font vendre.
Ces dernières semaines, alors que la bande dessinée des superhéros Nagraj et Doga intitulée 26/11 vient de sortir, une nouvelle étape a été franchie : moins d’un an après les attentats, alors que certaines victimes sortent juste de l’hôpital et que le verdict dans le procès de Kasab n’a pas encore été rendu, les touristes indiens et occidentaux peuvent désormais visiter le « Bombay de la terreur ». Ultime récupération ? Les visites thématiques de la ville étaient déjà nombreuses : parcours littéraires sur les lieux-clefs de ShantaramFabuleuses aventures d’une Indien malchanceux qui devint milliardaire / Slumdog Millionnaire, parcours architecturaux et patrimoniaux, parcours gastronomiques ou « humanitaro-responsables » (bidonvilles) ; et, dans le voyeurisme, le parcours touristique du quartier des prostituées et du quartier des eunuques faisait déjà bonne figure. ou des
Car Bombay est un millefeuille et chaque quartier raconte plusieurs histoire : alors, pourquoi pas le « parcours du terrorisme » ? L’itinéraire est de surcroît idéal, regroupant des lieux auparavant symboliques de la ville (la gare de Victoria Terminus, le Taj Mahal Hotel) désormais chargés d’émotions intenses : peur, colère, tristesse, compassion. On y verra les impacts de balles sur les murs, l’endroit où les terroristes ont débarqué, là où « c’est » arrivé. On pourra dire que l’on a vu le Taj-tu-sais-celui-qui-brûlait-à-la-télé.
Proposer ce tour, et payer 26€ (1 800 roupies) pour le suivre m’ont paru racoleurs et malsains. Et pourtant, ce n’est que la réponse très rapide, très opportuniste, à un événement traumatisant, une réponse qui tient compte de manière très pragmatique de cet instinct qui pousse à jeter, malgré tout, un coup d’œil sur le lieu d’un accident ou à la civière que l’on emporte. Un des guides dit très justement d’ailleurs : « We offer what sells », et s’il peut ajouter un peu de suspens, des anecdotes « personnelles » ou « de sources sûres », cela fera encore plus vrai. Les touristes auront ce qu’ils sont venus chercher : de la terreur et de l’émotion, un nouveau conte à mettre à l’actif de Bombay.
Après la récupération commerciale et la réappropriation politique qui ont alterné et se sont superposées pendant une année, c’est désormais avec la parole contée que Bombay se réapproprie lentement la tragédie du 26 novembre 2008, en transformant les attentats en histoire. Une histoire à transmettre aux touristes pour l’instant, aux générations suivantes bientôt.
Couverture de « 26/11 », publié début novembre 2009 par Raj Comics.
L'argent gouverne le monde, la peur, la détresse, c'est effarant.
Pour le concours, je n'ai aucune idée, même pas de rideaux, je ne sais pas comment je vais faire.
@ Angélita : effectivement, et en même temps certains en profitent réellement comme d'une aubaine, d'autres trouvent un nouveau gagne-pain dont ils ont besoin...
Je vais te donner quelques idées !
D'un côté ça me choque aussi cette récupération, en même temps je me dis que je ne connais pas la mentalité indienne et que donc je réagis sans savoir...
Et puis les événements douloureux on a besoin de se les réapproprier pour mieux les mettre à distance...
Pourquoi pas...
@ Shaya : en fait, pour beaucoup, il s'agit surtout de manger à la fin de la journée. Donc il n'est pas rare d'utiliser tout ce qui peut rapporter ne serait-ce que quelques pièces. En revanche, ce n'est bien sûr pas le cas des grandes marques...
Mais comme tu le dis, la réappropriation est de toute manière nécessaire, parfois il y a du tact et de la finesse, parfois non.
Merci pour l'éclaircissement concernant les répercussions de ces évènements; les hommes savent souvent tirer profit de ce genre de malheur...
@ Kahlan : et parfois au mépris d'une certaine décence. Opportunisme et hypocrisie sont des concepts que je croise souvent à Bombay, mais pas chez les plus pauvres et pas nécessairement parmi les Indiens.
Voyeurisme, vraie compassion ou besoin de s'excuser d'y avoir échappé?
Ton article m'a fait pensé aux attentats du 11 Septembre, j'habitais aux Etats-Unis à cette époque-là.
@ Sophie L : un peu des trois effectivement. L'utilisation (politique et commerciale) du 11 septembre m'est également immédiatement venue à l'esprit, d'autant que très rapidement les médias indiens ont titré "on parle d'un 11 septembre indien". J'imagine que tu as du assister aussi à des commémorations mais aussi à des récupérations un peu indécentes, non ?
Malheureusement, je crois que chaque catastrophe est récupérée par des personnes qui ne l'ont pas "vraiment" vécue et à des fins mercantiles.
Maintenant, il faut se dire aussi que ce genre de trauma créé souvent une vraie solidarité entre personne d'une même ville et peut aussi être à l'origine de beaux moments et même, de belles créations. (c'est l'instant bisounours de la semaine)
@ Une Blonde dans la ville : c'est effectivement en partie le cas ici. Et comme tu le soulignes (mais je ne l'ai pas abordé parce que porte sur un second sujet, tout aussi important bien sûr) ces attentats ont eu aussi comme conséquence la création d'un élan, local et national, de solidarité, étonnant et rare en Inde. Parfois un peu de bisounourserie permet de continuer à avancer 😉 !
Et bon anniversaire de PACS, aussi
@ Une Blonde dans la ville : merci beaucoup !!!
sponso par Mont-Blanc, pas le crème ! bon ... je vais lire ton artic' ménant !
@ Ckankonvaou : malheureusement, pas de crème Mont-Blanc ici. Juste du luxe, du stylo et du luxe encore.
Très bel article de remise en perspective des évènements récents..
Quant aux marques, elles ne reculent vraiment devant rien.. Ce n'est plus du greenwashing c'est du deathwashing..
@ Manu : merci beaucoup ! C'est exactement ça, et surtout venant de marques qui n'auraient sans aucun doute pas osé faire ça ailleurs.
Le coup des enseignes de luxe, ça me fait froid dans le dos ... Merci de nous montrer ça de l'intérieur.
@ Faustine : de rien ! J'essaie de prendre le plus d'informations possible, puis d'y réfléchir, parce que les journaux ici restent souvent au ras des pâquerettes : mise en perspective, réflexion a posteriori et problématisation, on n'en voit pas beaucoup. Tu me diras, dans une grande partie des journaux français non plus depuis un certain temps 😉 !
Tout est récupéré, surtout le malheur, ça me met en transe ce genre de chose...
j' ai commencé a decouper ma nappe pour ton concours, je reflechis encore
@ Madamezazaofmars : mouahahahaha, j'imagine quand quelqu'un ouvrant le placard dans quelques mois pour mettre la table et : "ohhhhhh ! Mais qu'as-tu fait à la nappe ?" !!! J'attends de voir ça...
Waouw ! Voilà un éclairage fascinant ! C'est comme l'écriture d'un livre d'histoire sous tes yeux.
Finalement tout reviens toujours à l' Argent, solution de tout ! Enrichissez-vous a dit Deng Xiao Ping aux camarades. L'argent gouverne tout...
Happy PACS 🙂 au passage !
@ Océane : et encore plus en Inde où la libéralisation de l'économie est intervenue partout, dans tous les secteurs, de manière débridée parfois. Et surtout à Bombay : la ville est aux mains des grands noms de l'industrie, qui font fi des lois le plus souvent ou les tournent à leur avantage. Alors s'ils le font au vu et au su de tous avec l'immobilier, la voirie, les appels d'offre etc., pourquoi pas en utilisant les attentats ? C'est un peu rageant sur le coup, mais en y réfléchissant toute cette année, j'ai vu les choses prendre forme, prendre sens et s'insérer dans une logique éclairée par ce que j'ai compris de l'Inde peu à peu.
Merci beaucoup !
j'ai failli reporter mon voyage à cause de cela et puis j'y suis allée quand même....je me souviens des hauts murs blancs autour du Taj...
récupération ? Certainement mais tu sais j'ai vu tellement de trucs zarbi en Asie...
5 ans de PACS ? et bé et t'as mis une affiche sur Marina Drive ou a Choppatty ?
@ Bérangère : l'Inde est un pays qui subit malheureusement le terrorisme très régulièrement. Alors, tu as bien fait de ne pas reporter ton voyage, je pense. C'est vrai que de manière générale, les événements sont utilisés d'une manière différente en Asie, en terme de mémoire mais aussi de récupération.
Ton post est digne d'un article d'une envoyé spéciale ! d'ailleurs, je t'encourage vivement à contribuer dans la section observateurs de France24 http://observers.france24.com/fr
Tu ferais une excellente observatrice à Bombay !
Ton post est intéressant parce que c'est un regard différent de celui porté par les médias. Le marketing des condoléances est tout juste nauséabond, c'est fou de voir des marques occidentales se permettre des conneries qu'elles n'auraient même pas imaginé faire en France par exemple ! Pour le temps du sursaut citoyen, je pense que le gouvernement indien voulait beaucoup plus le canaliser vers la "haine" du pakistan, alors que l'inde avait complètement négligé sa sécurité intérieure, comme le pakistan d'ailleurs ! c'est fou de voir un pays qui se déclare puissance nucléaire, avoir une sécurité intérieure et des services d'urgences dignent des années 40 ! Un gang de LA est beaucoup mieux équipé que les forces qui avait fait face aux assaillants ce jour là !
Ps : Joyeux TAC's, pardon, PACS : )
@ M1 : merci beaucoup, cC'est une bonne idée, je vais les contacter !
Effectivement, le Pakistan a été immédiatement mentionné par les médias et les officiels, genre des fauteur de troubles facilement coupables, comme s'il ne servait à rien de procéder à une enquête etc. On sentait qu'il fallait absolument désigner quelqu'un tout de suite, et là où les associations de citoyens ont été très étonnantes, c'est qu'elles ne sont pas du tout tombées dans le panneau : ce qui a été pointé du doigt (puis par les médias moins nationalistes), ce sont les manques en terme de formation, de sécurité, de matériel etc. Tu as absolument raison : même si c'est risible, j'ai peur qu'un gang de LA soit beaucoup plus efficace. Aujourd'hui, malgré les modifications, les investissements et les démonstrations de force, je ne suis pas certaine que cela ait progressé. J'espère.
Hihihi, pas mal le "joyeux TAC's" !
Je t'encourage vraiment à les contacter, tu es le profil idéal pour eux ! tu me tiendras au courant? : )
C'était très commode (et débile) d'accuser le Pakistan, ça évite de pointer au grand jour le sous-équipement et le manque terrible de professionnalisme de la police indienne et l'amateurisme des services secrets qui comptent sur les miettes que leur file la CIA.
C'est cadeau pour le TACS : )
@ M1 : sûr que je te tiens au courant !
Voilà, exactement : commode. Pour beaucoup de choses d'ailleurs, la tendance est très nettement à accuser le Pakistan/les Occidentaux/les hommes politiques corrompus etc. plutôt que de s'interroger sur des dysfonctionnements qui existent depuis longtemps et que l'on ne veut pas regarder en face (et pas par manque d'argent).
[...] il n’est pas dit qu’on n’y pourra rien. Pourtant, beaucoup d’hommes et de femmes du signe, au lieu d’adopter des solutions de compromis ou de faire preuve d’un minimum [...]
Pas à dire, tu écris super bien ! En plus en savoir plus sur un évènement pareil, avoir un autre point de vue que les 3mn du 20h, ça me fait aimer les blogs (et oui les journalistes peuvent trembler dans leurs chaussettes).
Happy pacs, tic et tac !
Il faut que je regarde à ton concours aussi, je ne m'y suis pas intéressée encore.
@ Firemaman : merci beaucoup ! C'est aussi ce que j'aime en lisant les blogs, c'est de trouver des points de vue qui changent, qui argumentent, qui cherchent à emporter l'adhésion : alors on est d'accord ou pas, mais cela fait réfléchir. Une chose qui m'arrive malheureusement de plus en plus rarement devant des articles de journaux qui donnent des informations mais pas de perspective.
Merci beaucoup, jolie formulation, le PACS de Tic et Tac, hihihi !
Oui, oui, viens participer au concours !!!
[...] qui s’impose,. J’exècre cet opportunisme des larmes, déjà bien présent à Bombay souviens-toi les récupérations l’année dernière, et se gargariser d’une douleur (que l’on invente parfois) m’a donné envie de [...]