En regardant passer l’eau du Gange, le sage pense « chacun sa merde »…
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Si j’avais été un personnage de roman, j’aurais été Jean Valjean. Prendre à bras-le-corps des causes qui ne sont pas siennes, recueillir la petite fille, sauver la fabrique, soigner la prostituée. Rectifier les erreurs de la vie pour expier la sienne. Si j’avais été un personnage de fantasy, j’aurais été Samsagace qui, restant dans les coulisses, fait advenir le reste. Sauver M’sieur Frodon du monde et de lui-même, le protéger, subir ses doutes et ses choix. Et plus ancien, plus lointain, j’aurais été Oreste. La culpabilité rampante qui exige de réparer toujours, compensant au centuple par les mots et par les gestes la moindre faveur car convaincu de ne pas vraiment la mériter.
Vouloir s’investir à tel point dans la cause des autres permet de soigner un sentiment de culpabilité envahissant, ce bémol permanent « j’aurais du agir, réagir, plus vite, plus tôt, mieux, j’aurais du voir que » quand on est persuadé de n’avoir pas su protéger ceux que l’on aime contre les coups de la vie, de n’avoir pas été présent aux moments-clefs. Cela permet de s’oublier aussi, de ne surtout pas se prendre soi à bras-le-corps, d’avoir à dépasser les modèles ou de leur correspondre, et finir par saboter la moindre chance de réussite. Ne pas avoir à braver ceux qui nous ont intimé l’idéal d’un « jamais assez », ne pas décevoir ceux qui nous ont encensés d’un « tellllllllement » trop récurrent pour être juste.
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Il a fallu deux chocs.
Deux uppercuts coup sur coup pour tomber KO sur le ring, ventre compressé, bas-ventre comprimé, toute étonnée, le souffle coupé, la vision dédoublée sous la violence de la chute. Groggy, les membres en coton et la bouche pâteuse. Le troisième coup arrive, flou, au ralenti…
… j’ai le temps d’entrevoir la lutte que j’ai menée toutes ces années. Être investie en garde-fou d’un destin rêvé exceptionnel qui n’est pas le mien, sans avoir le choix. Essayer de panser chez autrui les blessures laissées par d’autres, atténuer les coups, se mettre en travers, essuyer sans révolte les rebuffades et les violences vengeresses. Alors même que rien, absolument rien, ne me concerne là-dedans…
… j’esquive le troisième coup. Parce que je baisse la tête.
Mon nombril saigne.
Il se rappelle à moi. Tâche sur le T-shirt, le drap parfois. Auréole rouge sombre. L’explication est venue à un moment tel que je ne sais ce qui l’emporte, l’ironie délicatement cruelle ou l’incongruité comique. Le nombril, alpha de l’être-à-venir et oméga de nous-mêmes, qui nous attache et nous détache. La cicatrice la plus cachée et pourtant la plus essentielle de notre être.
A un moment où résonne encore le son des coups portés, arrogants, injustes, où s’insinue l’angoisse distillée pour maintenir l’emprise, mon nombril saigne. Et la violence symbolique de doubler celle des coups, susurrant « reste dans le monde de ton nombril ». A poing nommé.
Je m’ébroue. L’injustice de ce troisième coup qui se profile. Je relève le menton, le nombril sanguinolent. Il y a des rôles qui m’ont été attribués sans que je puisse les refuser, jouant (créant ?) la faille que l’on fait jouer encore sur ce ring aujourd’hui. Je me redresse. Mon empathie maladive, ma tendresse bouleversée, mon besoin d’amour tellement vaste qu’un monde entier pourrait s’y engouffrer, y faire nid et s’y abreuver sans cesse tant les ressorts de ma culpabilité sont simples à activer. Je fais front.
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Un nombril qui saigne c’est l’intime qui voyage, qui s’est déplacé et posé là où il pouvait. Tout comme mon égo fragile s’est déplacé, s’est proposé en bouclier, mêlé à tout, utilisé, finissant par prendre des coups.
Sur ce ring j’ai compris que je ne pouvais sauver les gens d’eux-mêmes, que je ne pouvais endurer la vie à leur place. J’ai compris surtout que les coups qu’ils subissent et s’infligent ne leur donne pas le droit de se défouler sur moi. Je ne peux prendre à bras-le-corps que ma cause seulement. Car chacun pense à son nombril et personne ne pense au mien. Même pas moi.
Mon nombril saigne. Si central, si douloureux aujourd’hui encore. Il est comme mon égo, méritant de concentrer toute mon attention.
Il faut ouvrir et racler.
Soulager le nombril.
Et apaiser l’égo qui saigne…
Sauf que cette histoire de nombril malade finira mieux que "Le ventre de l'architecte" ;-)...
Quand le don d'empathie se fait fardeau c'est injuste, c'est tout ce que j'ai à dire; on dirait du Caliméro et c'est ridicule, je sais mais... À part dire que je te prête mes bras, et que je pense à toi et que j'envoie du réconfort fort fort, je suis un peu nouille 🙁
C'est ce que mon métier m'a appris: quand j'ai commencé mon métier (éducatrice spécialisée) j'étais persuadée que je sauverai tous les enfants (et par orgueil réussirai ce que d'autres n'avais pas réussi). Bien vite j'ai du devenir plus modeste face à certains échecs.
Aidé,notamment par mon mari plus âgé et faisant le même métier j'ai découvert, et je sais maintenant, que je peux tendre la main, mais c'est à l'autre de l'attraper s'il veut, s'il peut, et si il est prêt à ce moment là (ce qui veut dire qu'on peut la tendre plusieurs fois).
Mais ce qui est certain c'est:1°)que je ne peux pas vivre sa vie à sa place; 2°) que je dois me protéger avec son corolaire 3°) je ne peux aider les autres que si moi même je suis bien et m'aime suffisamment.
Conclusion: c'est le programme d'une vie....(whaou, si ce n'est pas de la morale ça! Donc j'ajoute un 4°) ne pas se prendre au sérieux et savoir rire de soi...)
Plein de câlins et de bisous pour toi!
Il est difficile de vivre pour les autres, il n'est pas humain de vivre que pour soi, et même s'il cela fait mal, il est rassurant d'avoir mal, y compris pour les autres.
En vrac, en condensé mes pensées du matin