Oui, toi aussi tu t’interroges…
Je repense parfois à l’immeuble de Bombay où je vivais.
Quelques étages, une douzaine de familles en tout. Bien moins haut, bien moins moderne, bien moins luxueux que les quelques nouvelles tours qui hérissent la ville et ses banlieues. Le quartier, gagné sur une colline au début du XXème siècle suite aux travaux d’aménagement et de remblaiement des îles de la baie, est réputé cossu. Mais cela ne recouvre aucune réalité à Bombay tant s’y imbriquent dans un même espace nanti et misère, richesse et pauvreté, tour Ambani et bidonvilles. La ruine écroulée y côtoie le moderne éclatant et l’Inde parvient même à force fils électriques et lianes de banyans à rétablir la continuité entre eux.
Dès l’extérieur de mon immeuble on discerne l’Inde : les longues traces d’humidité collent la pollution noire au crépi, coulent sur la façade, des fenêtres, des balcons, des corniches… Les arbres poussiéreux masquent à moitié l’immeuble et les corbeaux se juchent où leur pattes peuvent. Partout. De chaque mur surgissent des excroissances car l’immeuble indien est une ovation architecturale au labyrinthe : balcons surgis de nulle part, cubes incongrus sur les toits, cages d’escaliers semi-ouvertes, corniches extravagantes, l’hétérogénéité visuelle semble être la seule règle en Inde et les quartiers récents des villes indiennes forment un paysage de Lego bientôt rongés de moisissure.
Végétation tropicale / voies ferrées (les latrines donc) / bidonville / immeubles : urbanisme de l’Inde.
Et des grilles bien sûr. On se protège de l’extérieur en mettant des barreaux aux fenêtres des trains, en grillageant sa vue, en cloisonnant sa vie. C’est vrai, les monte-en-l’air sont légion, grimpent jusqu’aux derniers étages parfois et la peur de la cambriole impose les portes d’entrée, renforcées, sécurisées : une grille, une lourde porte montée d’une double serrure avec judas et parfois une minuscule fenêtre pour contrôler qui sonne. Pour compenser, on tente le joli cadre de bois sculpté et des statues votives pour décorer…
Mon immeuble à Bombay était le lieu d’un ballet incessant où l’on entendait l’orchestre avant de voir les danseurs. Clameur des voix en tous sens, claquement des talons des maids avec force sur les marches, frottement des sandales traînées dans les couloirs, l’immeuble bruit de la foule qui y passe chaque jour : domesticité pléthorique, aides ménagères ponctuelles (maids live-in ou live-out, nannies, windowwalla, ironwalla…), livreurs en tous genres (et il n’est pas un seul jour à Bombay où un livreur ne sonne chez toi et c’est bien plus souvent une demi-douzaine qu’un seul), artisans, facteur, coursiers et gardiens : un véritable ballet qui empruntera les escaliers, car l’ascenseur est réservé aux habitants.
Ces escaliers sont briqués chaque jour et donc, logiquement, mériteraient une reconstitution archéologique précise : éclaboussures rouges sang, projections marron, traces noires, les jets de bétel et crachats divers et frottements de paquets hissés à dos d’homme jusqu’aux frondaisons de l’immeuble ont imprimé leur trace depuis la dernière couche de peinture. Il y a des siècles semble-t-il, l’année dernière en réalité. Mais on s’en fiche : les propriétaires ne les verront pas. Ils sont dans l’ascenseur, hommes femmes et enfants bien mieux vêtus, grande aisance et verbe haut même quand il est 2h du matin, et port altier du ventre rond. Ils ont sonné pour qu’un gardien monte avec l’ascenseur, en ouvre la grille, leur tienne la porte, appuie sur les boutons et les accompagne dans un bruit de ferraille.
Sur le perron sont postés les autres gardiens. Ils se relaient tout le jour et la nuit, surveillant le parking, les allées et venues, tenant parfois registre, indiquant aux livreurs les appartements où déposer le lait frais, la pizza, la machine à laver, le linge repassé. Ils connaissent les habitudes de chacun, font le relais, contrôlent qui vient faire quoi, colportent aussi les rumeurs et qui reçoit qui. Chez des amis, les gardiens se mêlaient parfois de moralité, refusant l’entrée à une jeune femme non accompagnée venue rendre visite à un ami célibataire, ou imposant la ségrégation des poubelles non-veg… Quand ils voient les propriétaires descendre des étages, ils se dressent à leur vue et les talons claquent presque. La voiture rutilante amenée par le chauffeur attend devant l’entrée : elle bloque parfois les autres véhicules, qui font la queue et bloquent en retour l’avenue la plus passante de Bombay… ce n’est pas grave : porte tenue ouverte pour ma’am qui prend son temps car ses-articulations-son-high-BP-son-blood-sugar ne lui permettent pas d’aller plus vite. Cela klaxonne en tous sens, au moins on n’entend plus les corbeaux.
Ce petit monde des hauteurs me fascinait pour la ruche qui bourdonnait autour de lui. Pour qu’il tourne rond, il faut s’agiter dès potron-minet alors que les corbeaux commencent de s’exercer : dès 5h30, les éclats de voix commencent. Les newspaperwalla venus à vélo déposent leur fardeau sur le paillasson, Times of India, Hindustan Times, Time Out Mumbai… Deux trois gamins s’affairent autour des voitures, pieds nus dans l’eau mousseuse, un chiffon louche à la main, la carrosserie démaquillée de sa couche de poussière nocturne. Les livreurs suivent de peu, alors que les chauffeurs montent prendre les ordres, les cooks préparer les repas et tiffins du jour, les maids et nannies s’occuper de la famille. Le lait frais dans les poches de plastiques, ce sont ensuite les larges paniers d’osier qui apparaissent, coiffant des corps malingres : les livreurs de primeurs entament leur va-et-vient, splendides brinjal de l’Inde, gajar rougies, tamatars romaines, et les fruits de succéder aux légumes, succulentes bananes kesar, fraises de Mahabaleshwar, petites pommes acides du Cachemire, et en saison les incroyables mangues Alphonso… A 9h, la danse des coursiers prend le relais, avec les colis de magasins toujours en rupture de stock mais jamais regardant sur la livraison à domicile, les courriers remis par coursier quand bien même ce ne soit qu’une newsletter d’un club. On ne va pas s’en priver, ça fait bien, ça ne coûte rien, ça fait travailler du monde. Les réparateurs et artisans viendront plus tard vers 11h, ou bien en fin d’après-midi. Demain peut-être, à moins que ce ne soit aujourd’hui ? Ou après-demain. Mon immeuble avait son jardinier, et sous la main l’électricien, le plombier, le serrurier, les maigrissimes et minuscules égoutiers aussi, tous artisans du quartier prompts à accourir au moindre besoin et désir des propriétaires. La mienne, qui n’était pas des moins douée, confirmait ce que disaient mes amis : « if you have to change a bulb, ask for the electrician ». Ta sonnette tinte une dizaine de fois par jour, mais les habitants s’en fichent : c’est leur maid qui répond.
Et il y avait Jaya. La maid dévolue aux parties communes de l’immeuble. Chaque jour, dès 6h et à nouveau en pleine chaleur, elle nettoyait parking, escaliers, perrons, collectant les poubelles le matin à chaque porte d’entrée, récupérant les journaux pour en tirer un peu d’argent au recyclage. Elle était à la fois lente, nonchalante et étrangement efficace. Le pallu de son sari gujarati noué derrière la taille, consciencieusement penchée sur son balai de brindilles, elle faisait voler la poussière du sol et la laissait se déposer quelques mètres plus loin. Pieds nus, elle s’accroupissait sur le marbre omniprésent de l’immeuble indien et le lavait à petits gestes circulaires avec une boule de charpie grise, frappait tapis d’entrée et paillassons, invectivant les gardiens, se tenant à distance des habitants. Ni aspirateur ni balai-brosse ni serpillère. Pas besoin : comme disait ma propriétaire pourtant ouverte et sympathique, la maid est payée pour ça, elle n’a pas besoin de gagner du temps.
Dans l’après-midi, dans la chaleur lourde d’humidité de l’Inde, mon immeuble s’endormait. Les gardiens avachis sur leur chaise à l’entrée, les chauffeurs attendant le bon vouloir de leur patron endormis dans les voitures ou dans un appentis construit près du parking. M’aventurant au sous-sol un jour à cette heure, je découvris quelques réduits aveugles, des planches tenues par des cadenas rouillés en guise de portes, des grabats et des charpoy. Les gardiens de nuit y vivent. Récupérant de leur veille, faisant chauffer leur dhal, étendant leur linge, jouant aux cartes. Sans leur uniforme gris-bleu traditionnel j’avais eu du mal à les reconnaître avant que leurs traits népali se rappellent à mon souvenir.
La nuit est tombée depuis longtemps. L’immeuble s’endort enfin. Les corbeaux et les klaxons aussi, pour quelques heures. Sur le perron, un gardien de nuit entrave de son corps le passage, une nouvelle grille tirée en travers de l’entrée, cadenassée. S’il y avait un incendie nocturne, nous mourrions tous bloqués par les grilles plantées dans le béton des fenêtres et balcons, bloqués par la grille cadenassée de l’entrée. Plus une sonnette ne retentit, plus un cri, plus une seule vocifération. Il n’y a pas ici, comme dans d’autres immeubles où vivaient des amis, les corps étendus dans les couloirs de boys ou de cooks qui dorment devant la porte de leur patron. Incarnation soudaine et intimidante, « il faudra me passer sur le corps »…
Dans ce couloir aménagé sous mon immeuble, juste sous mes pieds, dans la ruelle créée par les murs rapprochés de deux immeubles aisés, dans les recoins laissés par le Bombay imposant, s’insère un autre Bombay.
Une moitié de la population vit dans les interstices de l’autre. Et lui permet de vivre son quotidien des hauteurs.
Alors ? En ruine ? En construction ? En destrucrestauration ?
Moi je dirais en ravalement de façade,mais connaissant le pays ça m'étonnerai...
Je ne connais pas bien la vie en immeuble hormis lorsque j'étais étudiante(4étages ,c'est pas beaucoupais en Inde j'imagine bien ce que cela peut donner.J'ai toujours aimé les visites des colporteurs chez mes beaux parents,on offre le thé qui n'est jamais refusé(les pauvres ont bravé les quelques 200marches pour descendre jusqu'à la maison je ne sais pas combien de kilos sur le dos,ou la tete)En Himachal ce sont surtout des Kashmiri qui vendent des shawls et des villageois alentours qui vendent leurs légumes .
@Zaneema : et c'était bien en ravalement !!! Le bâtiment a d'ailleurs était rouvert et est habité à nouveau (je ne veux même pas imaginer le bruit, il donne sur une des avenues les plus bruyantes du sud de la ville...). C'est un monde d'aller et venues, c'est réellement passionnant : pour le coup, je ne regrette vraiment pas d'avoir habité dans un immeuble "à l'ancienne" et pas dans un condo moderne où tout ça est masqué.