Je parle souvent de cette Inde-à-côté.
A côté des sentes touristiques, à côté des clichés, à côté des itinéraires trop évidents. On m’a dit un jour qu’il m’était plus facile de la connaître puisque j’y vivais : plus d’occasions, plus d’habitude pratique du pays, que le voyageur occasionnel. En réalité c’est aux agences locales et internationales que je reprochais de ne s’intéresser que rarement aux sentiers moins rebattus, aux expatriés qui fuient l’Inde dès qu’ils le peuvent en s’en extrayant à Goa ou en partant du pays, peut-être aussi à mes amis indiens qui, ils le disent eux-mêmes, ne fréquentent pas cette Inde-là… pourquoi aller galérer ? et pourquoi empiéter sur un rare temps libre encore souvent consacré aux obligations familiales et religieuses ? Et de m’entendre dire avec la douce flatterie qui va avec « tu connais bien mieux l’Inde que moi » . Et moi de savoir pertinemment que ce n’est pas le cas, connaître quelques sites n’est pas connaître un pays, et de répondre « je visite l’Inde le plus possible, mais sans doute est-ce parce que je sais qu’un jour j’en partirai » .
On se nourrit de ce que l’on aime. Et moi j’ai dévoré.
A quelques heures de Bombay il y a Bijapur.
Comme il y a Bidar à quelques heures d’Hyderabad et Golconde tout près, Mandu et Islamnagar près de Bhopal, Ahmadnagar près de Pune, ou Murshidabad dans les terres de Calcutta. Il y aurait un autre jour Pattadakal et Badami, Sirind, Ranakpur et Champaner. Des noms qui ne disent rien à personne ou presque, et pourtant c’est là que j’emmènerais ceux que j’aime, que je voudrais faire enter dans cette Inde-à-côté. Dénuée d’oripeaux touristiques, sans rabatteurs ni attrape-routard, sans toit-terrasse et même pas de Coca Light. C’est dire si l’on est loin de tout.
A Bijapur il y a quelque chose de troublant. L’impression que les ruines n’en finissent pas de surgir, au milieu de cette petite ville indienne typique, à-moitié-en-construction-à-moins-que-ce-soit-à-moitié-détruite-?, comme au milieu des champs au fur et à mesure que la cariole que l’on doit louer avance. Un bulbe arrondi soutenu de pétales de lotus se détache sur un ciel de mousson, des arcades se reflètent dans un étang, le reste d’un tympan sculpté ou quelques murs encore debout sur lesquels chèvres et gamins aussi fluets les uns que les autres caracolent de conserve.
Les monuments y sont aussi calmes que la ville est bruyante, d’une beauté aussi évidente que la ville est incohérente : et de se souvenir que c’est le pays-oxymore, où chaque élément en renforce un autre par contraste. La pierre chaude et rougie, les pelouses rafraîchissantes, la majesté des lieux, tout cela gagne à être encerclé de frénésie urbaine poussiéreuse et sale. Tout comme le Taj Mahal gagne à surgir magistralement de cette ville crispante et polluée qu’est Agra.
C’est ce qui permet à une poésie certaine de jaillir des pierres de Bijapur. On oublie rapidement que l’on visite des vestiges parce que l’on s’y promène au rythme des familles venues là prendre l’air : c’est un parc, le mausolée le décore ; c’est un étang et les colonnades y sont un ornement. Comme d’autres vont aux Tuileries promener le dimanche, sans guide à la main.
Alors j’aurais pu te raconter la dynastie musulmane des Adil Shah, ces aventuriers du Deccan qui aux XVè et XVIème siècles saisirent les plaines centrales de l’Inde à la force de leur épée et à la splendeurs de leurs monuments, j’aurais pu te conter la finesse incroyable des sculptures qui intègrent des pilastres de temples hindous, la coupole grandiose du mausolée du Gol Gumbaz ou le bulbe bourgeonnant de celui du prince-poète Ibrahim Rouza. Te détailler les inscriptions persanes, les lignes moghols, les motifs hindous…
J’aurais pu. Parce que c’est aussi dans ces influences que réside la poésie de ces villes étrangement suspendues entre passé et présent qui jalonnent le plateau du Deccan. Mais sans doute aurais-je préféré me taire. Et juste apprécier autour de ces monuments ce que l’Inde a de plus rare.
La sérénité.
C’est vrai que cette Inde-là, à quelques pas ou à quelques heures de train de l’Inde-qui-vend-bien, comme le Bombay loin de la vitrine-qui-se-prétend-moderne m’ont toujours semblé bien plus doux et réels. J’en parle souvent parce que c’est eux qui me manquent. Moins de rabatteurs, moins d’attrape-touristes, moins de déceptions aussi puisque l’on s’y rend sans s’attendre à rien de grandiose et que, juste retour, on est surpris. Parce que les gens y vivent leur vie sans se soucier plus que ça des voyageurs de passage, parce que le regard est attrapé de loin en loin par les forts, palais, temples et petits villages qui surgissent de la campagne indienne, parce qu’au milieu d’une ville comme Bijapur une somptueuse fontaine aura été investie par des toilettes publiques, parce que le passé se mêle au présent. Sans muséification, sans disneylandisation.
Et finalement, ce n’est pas pour me déplaire.
Ton article me rappelle ce que je racontais au gens en disant que les meilleurs moment de mes 6 mois en Inde, c'était de me retrouver dans des lieux peu ou pas cité par les guides. Les expats ne comprenaient pas ma préférence pour l'Inde d'à côté, celle ou ne mange pas de Kellog's, ou ne bois pas de Coca et ou on fume des bidi plutôt que des Malboro malaisienne.
L'exemple c'est pour moi Humayun's Tomb en milieu d'après-midi dans la moiteur de Delhi, presque personne, quasiment aucun touristes étrangers, un silence qui tranche avec le bruit continu de Delhi. Le bonheur 😉
> Comme il y a Bidar à quelques heures d’Hyderabad et Golconde tout près, Mandu et Islamnagar près de Bhopal, Ahmadnagar près de Pune, ou Murshidabad dans les terres de Calcutta. Il y aurait un autre jour Pattadakal et Badami, Sirind, Ranakpur et Champaner.
J'aime Calcutta, Bombay, Chennai (moins Delhi), mais mes meilleurs souvenirs de l'Inde viennent de ces endroits comme Mandu, Devprayag, Parasnath et quelques autres...
Et dire qu'il y a #desgens qui croient encore que tu n'aimes pas ce pays...
Nouvelle pour la lecture de ton blog et je découvre un lieu où j'étais reestée en 2008 Bijapur et ces monuments imposants, me sont revenus le trajet dans le bus Hubli/Bijapur, les rencontres avec les gens au Gol Gumbaz et le calme de ces lieux dans la verdure où j'avais pris mon carnet de croquis pour dessiner....
Merci de me rappeler tout cela
Cette Inde là est aussi celle que j'aime