L’Inde est une destination fantasmée mais peu visitée en réalité : six millions de touristes par an, c’est peu. Et risible quand on voit les richesses exceptionnelles du pays… Le pire sans doute est que ceux qui s’y rendent, mais aussi ceux qui y vivent, mais aussi ceux qui y emmènent, accomplissent toujours le même circuit. Les agences de voyage spécialisées sur l’Inde se rabattent frileusement sur les mêmes itinéraires car l’Inde ne se maîtrise pas, qu’il est plus aisé de s’en remettre aux agences locales (obligatoire) qui elles-mêmes s’imaginent que les touristes ne veulent voir que l’Inde en papier glacé. Plus simple à organiser, moins à réfléchir, et l’on se retrouver à suivre le sempiternel itinéraire du Triangle d’or Delhi-Agra-Jaipur, du Rajasthan, de Goa et parfois de Bénarès.
Le reste de l’Inde est Terra incognita.
Le reste de l’Inde n’est pas commercialisable car il ne fait pas sens dans l’imaginaire de l’acheteur-voyageur.
Donc le reste de l’Inde n’existe pas.
Carte de l’Inde et du Golfe de Siam, par Pieter Van der Aa,1707-1708.
Et cela a une influence sur le voyageur qui, lui non plus, ne va pas chercher plus loin que cette Inde-là. L’Inde qui miroite dans les beaux livres et brochures, fléchée dans les guides, c’est surtout celle que l’on attendra à son retour. Elle offre les clichés qui font bien : les monuments (trop) connus, l’effroi attendu, la saleté espérée, le frisson et l’émerveillement conjugués. Car il faut bien le dire : un voyage en Inde sans Taj Mahal, sans enfants des bidonvilles, sans toit-terrasse à Udaipur et sans bière sur une plage goanaise est un voyage raté…
Pourtant, s’aventurer dans une Inde moins stéréotypée ne demande pas beaucoup plus de temps, et s’organise tout aussi facilement. Il faudra braver les kilomètres, mais c’est toujours le cas en Inde. Il faudra surseoir aux déviations et incongruités des routes défoncées, mais avec une agence ayant pignon sur rue ce sera aussi le cas. Il faudra se heurter parfois à d’inattendues tracasseries administratives… comme lors de n’importe quel voyage en Inde. Alors plus j’y réfléchis, plus je crois que pour accéder à l’Inde, mieux vaut à tout prix éviter de souscrire aux Nécessaires de l’Inde : car on y risque plutôt de la prendre en grippe, de s’agacer et de passer à côté de ses émerveillements.
Souviens-toi de cette route incroyable, la Route 66 de l’Inde, celle-où-l’on-ne-doit-pas-suivre-le-code-de-la-route, qui conduisait aux tout aussi incroyables grottes de Bhimbetka où s’égrenent des peintures rupestres venues de la nuit des temps.
Cette route conduisait aussi là…
L’Inde mérite qu’on la questionne, qu’on la taraude, qu’on la fasse sortir de ses gonds et d’elle-même. En s’écartant justement de l’Inde des cartes postales et des itinéraires rebattus : l’Inde mérite qu’on la presse et qu’on en extraie le raffinement de ses civilisations sans être aveuglé par les passages-obligés-muséifiés. Là, personne n’y va. Il n’y a ni bazars à touristes ni toit-terrasses, pas de file d’attente ou de cars de honeymooners, et il n’y a pas non plus ce couple de touristes déjà rencontrés dans les trois hôtels précédents.
Il est certain que dans cette Inde-là, tu y seras seul. Livré à toi-même. Sans garde-fou. Sans guide.
Quoique…
Il n’est pas rare dans ces endroits retirés du fracas de l’Inde, hors du chaos-monde, qu’apparaisse tout à coup un homme.
Le regard interrogateur, le sourire hésitant, il propose. Il peut t’accompagner et te montrer tout. Son village, les alentours, les ruines aussi parce qu’il sait que tu viens pour cela. Oui cela implique un billet ou deux, mais souvent dix fois moins que ce que te demande une agence, pour dix fois plus de plaisir et de connaissances. Lui vit ici, mange ici, dort là, il est parfois affecté à la surveillance et à l’entretien des lieux, il est parfois passionné par l’histoire de sa région ou n’y connaît rien : en tout cas, il veut partager son lieu de vie. Là où l’on pêche les poissons et là où l’on bat le riz, là où la Rani venait prendre le frais et là où se préparaient les banquets.
Un simple villageois qui passe à côté de l’entrée du palais, le jeune aspirant guide Rajesh dans le Shekawati, deux gigantesques soldats sikhs en charge du palais enfoui à Sirind et tous ceux que tu as suivis… Le premier mouvement de méfiance se résorbe (le chauffeur du taxi t’attend, ils sont des dizaines de villageois à t’avoir vu arriver) et tu suis ce guide de hasard, son hochement de tête et son sourire. Il t’emmène loin du village, dans les champs détrempés par la mousson. La boue s’accroche à tes chaussures, tu penses aux serpents non-tu-t’imposes-de-ne-pas-y-penser, tu continues et tu regardes et tu écoutes. Ce qu’il te dit n’est pas formaté pour toi, touriste ou expatrié, il ne te surcharge pas comme les guides officiels de détails généalogiques dont tu n’as que faire, de dates de batailles et de kilos d’or dont tu n’as cure. Parfois un peu de nationalisme, on est en Inde / tu es étranger / il faut te montrer la grandeur du pays, mais rien de plus que n’importe quel Indien n’aurait dit. Le syndrome du Mera Bahrat mahan, मेरा भारत महान…
Ces guides de hasard, du milieu de nulle part, sont les seuls guides véritables de l’Inde parce qu’ils ne sont pas mandatés par le gouvernement, avec leur carte tordue et tachée de chai, pour radoter le discours insipide appris par coeur dans les fascicules à Rs 2. Ils ne se rengorgent pas d’un statut et d’une fonction pour lesquels ils n’ont aucune compétence. Lui il n’est pas pressé, il prendra son temps entre les champs et les escaliers, les ruines et le coeur des palais abandonnés. Et si tu tiens aux détails et aux noms recouverts de poussière, tu les trouveras par toi-même dans les livres. En revanche, c’est dans cette Inde méconnue que l’on fait les expériences les plus douces et les plus étranges aussi.
On s’y aventure dans des escaliers, des recoins, certains tachés des crachats de paan, d’autres mangés par la mousse, on arrive sur des terrasses herbues tant aucun pied ne les foule, seul au milieu de palais qui résonnent du vent et bruissent de chauve-souris. On gravit les marches pour voir de plus haut, voir plus loin, on reprend son souffle dans cette Inde épargnée. On est loin de celle qui envahit, détruit, annihile notre capacité de résistance et de résilience. Loin de ce pays qui ronge.
Parce qu’il n’y a personne que toi à Islamnagar. Absolument personne. Pas un bruit. Comme dans tous ces endroits le réseau téléphonique ne passe pas, les enfants sont à l’école ou dans leur masure, les parents à la ville ou dans les champs, personne ne viendra te vendre quoi que ce soit. Tu es dans l’Inde vide, ou plutôt dans l’Inde qui prend son temps.
Le temps de s’asseoir et de laisser tes orteils nus agripper les herbes qui se sont fait une vie entre les pierres.
Le temps de savourer le silence absolu de la plaine où s’accumulent les lourds nuages de la mousson.
Il va pleuvoir, et tu t’en fiches parce qu’il n’y aura pas de cris à la première averse, il n’y aura pas de groupe agglutiné sous les arcades. Il n’y a personne que toi.
Tu laisses tes doigts glisser entre les brins d’herbe.
Il n’y a jamais personne qui vient là, il n’y a jamais de groupes, de cars, de touristes ou de voyageurs. Il n’y a jamais personne avec qui ceux qui prennent soin de ces endroits peuvent partager. Le jardin est sublimement aménagé, méticuleusement entretenu, les murs ne sont pas plus décrépis que dans n’importe quel palais de l’Inde. Il fait bon y rêvasser seul.
Et que l’on te fasse les honneurs du lieu.
Et ce jour-là, tu fus la Rani d’Islamnagar…
PS : oui, tu vas avoir droit à la suite de la visite d’Islamnagar, avec plein de photos…
ouvre une agence de voyage. moi je te suis
Elle est belle, cette Inde reculée. Mais je comprends tous ces touristes qui s'en tiennent aux circuits tracés. Facilité, sécurité, confort...
Si j'ai moi aussi mon lot de trouvailles non touristiques, c'est parce que j'y ai habité, en Inde. Comme toi. Egalement parce que mon Lonely Planet édition 1996 est une petite bible, car il contient ce genre de sorties.
Il en faut, du temps, pour se permettre ces sorties hors circuits...
Sur Twitter, #lesgens c'est le mal. Mais dans la vraie vie et spécialement en voyage, je crois bien qu'on n'a jamais fait mieux 🙂 Superbement alléchant...
Effectivement quand on te lit difficile d'avoir envie de rejoindre l'Inde des circuits.
C'est l'Inde qui me fait vibrer ,celle qui se cache derrière des noms inconnus et mystérieux...mais chut que les moutons restent dans leurs circuits ,cette Inde là,elle se mérite!
C'est effectivement comme cela que j'aimerais voyager, mais je pense comme Djoh: même en France je ne prends les chemins de traverse qu'après m'être repérée sur les grandes routes...Comme j'ai appris à lire bien avant de partir "à la recherche du temps perdu"!
Et puis pourquoi traiter de "moutons" ceux qui pour de nombreuses raisons, ne se sentent pas capables de voyager seuls? Même un voyage "tourisme de masse" permet parfois de voir des choses que d'autres ne voient pas et on peut tirer un maximum des circuits balisés (quite, avec le sourire, à devenir la hantise du guide!)
Je suis moi aussi tentée par cette Inde-là, mais elle ne se laisse pas facilement découvrir, surtout quand on n'a que 2-3 semaines de vacances. Je cherchais un voyage pour ce mois de décembre mais les circuits tous identiques m'ont découragée. Ce sera pour plus tard et je soutiens la proposition d'Olympe !
L'Inde qui est en toi, la vraie , tu la découvres seul, à rebrousse poil des sentiers touristiques, dans tous ces lieux qui ne se trouvent sur aucun guide ...Je savoure cette Inde là, c'est pure merveille...