Quand tu vis en Inde, le papier devient un des matériaux fondamentaux de ta vie. Papier journal, papier d’emballage, papier à en-tête d’associations et comités qui sortent tu ne sais d’où, mais surtout… paperasse.
Tu pensais avoir tout vu dans les administrations françaises, au consulat chinois, pour les visas américains ou l’arrivée à Cuba, mais c’était sans compter l’Inde : la bureaucratie imposante et pachydermique qui te demande bien souvent de prouver que tu es arrivé avant même de l’être vraiment, de faire tamponner après ton départ le fait que tu es parti, et surtout de venir confirmer que la signature est bien la tienne. Même à 6 600km. Il faut dire qu’effectivement, ce jour-là en paraphant le formulaire, tu avais arrondi la boucle du « e » plus que de coutume : une administration se doit d’être précise, alors l’administration indienne sera tatillonne.
Tu vois Brazil ? Je n’exagère pas.
Dans l’univers impénétrable de l’administration indienne, le FRRO a fait couler beaucoup d’encre (et de salive car on en bave, d’aller au FRRO) : pour s’enregistrer comme résident permanent dans le pays, il faut des monceaux de papiers. Mais surtout… 6 photos. Puis il n’en fallut plus que 2 à une époque bénie. Puis à nouveau 4. Désormais c’est peut-être 5 mais rien ne dit que ce ne soit pas 12. Tu le sauras en te présentant aux aurores au préposé, qui te dira après 2 heures d’attente de revenir le lendemain. La seule vraie grande question reste toutefois : que fait l’administration de nos photos ? Une pour le livret, une pour le dossier… où passent donc les 4 photos restantes ? Et surtout, où passent celles fournies la première, la deuxième, la troisième ou la quatrième année ?
Le FRRO doit avoir environ 15 photos de ma frimousse. Alors j’ai imaginé un jeu de fléchettes géant. Tous les employés du FRRO ricanant et se tapant dans le dos, pendant que nous transpirons à grosses gouttes dans la salle d’attente, et qui lancent leurs fléchettes pour déterminer qui de toi ou de moi devra revenir trois fois pour remplir le même papier parce qu’il avait été tamponné selon une inclinaison supérieure à 45°, parce que tu l’avais rempli en vert et non en bleu, parce qu’enfin la date ne doit pas contenir de virgule.
J’exagère à peine.
Et la paperasse ? Que deviennent les milliers de formulaires que nous avons remplis, que les millions de Bombayites remplissent chaque jour pour avoir une carte de rationnement, un billet de train ou une inscription à tel comité ? Les gares ferroviaires pour la plus petite demande, les hôtels, les magasins, les compagnies aériennes et leurs feedbacks, que deviennent ces feuillets de mauvais papier blanchâtre, recouverts de caractères mal imprimés, ce papier sur lequel même un crayon bave, tâche, dégouline ? Ces formulaires qui disparaissent dans d’énormes classeurs recouverts de coton vert bouteille sanglés (mais pas sanglants, enfin je ne crois pas…) ? Ces milliers de feuillets jaunâtres gribouillés, tamponnés, tâchés par les éclaboussures de chai, tordus par les mains moites de dizaines de péons, déchirés par des expatriés hargneux, des rats affamés ou les pales d’un ventilateur ?
Je me suis dit un jour que si la paperasse pouvait se manger, le grand problème de l’Inde serait l’obésité.
Un jour, plus tard, j’ai découvert qu’on lançait ces dossiers sanglés d’homme à homme, qu’on les rattrapait et les lançait à nouveau, qu’on les faisait tomber d’un étage au rez-de-chaussée. Une chaîne de formulaires, des milliers de feuilles piétinées et des dossiers qui finissent entassés dans un camion. Démembrés, désarticulés. Vestiges de vie et suppliques gribouillées. Avant d’être, comme les corps ici, incinérés.
Comme sans doute mes 15 photos au milieu de ces feuillets.
Vous répondrez à ce commentaire en 6 exemplaires, merci 🙂
Tout commentaire devra être confirmé par une copie papier accompagnée de votre CV avec 12 photos dont 2 en pied par courrier recommandé avant d'être validé.
J'ai beaucoup pesté contre l'administration (enfin, les administrations) française ces derniers mois... j'ai ri en te lisant, mais je pense que j'aurais moins ri si j'avais dû faire les mêmes démarches en Inde.
J'adore ton 'si la paperasse pouvait se manger, le grand problème de l’Inde serait l’obésité' 😉
En fait je crois que les problemes commencent vraiment lorsque tu es un étranger dans un pays.Où que tu sois.Je t'épargne les détails mais les demandes de cartes de séjour pour Mister India ici se passent de la meme façon et le nombre de photos est tout aussi variable. Et je me demande bien aussi ce qu'ils font des 4 voire 6 photos de mon mari que nous leur donnons tous les 9 mois(la demande de renouvellement se fait 3mois avnt expiration de la carte...).
Je me souviens de ces longues heures d'attente au FRRO de Delhi après une nuit blanche et froide passée dans le bus venant de l'Himachal.Ce temps d'attente ,je le passais souvent a remplir les papiers des afghans qui ne savaient pas écrire .Et après l'entretien ,rebelote! Poireauter dans le jardin du batiment pour la mystérieuse enveloppe que l'on te donnera vers 19h et qui ne sera ouverte qu'au poste de police de Dharamsala...Encore une nuitfroide de suspens !Ah lala vivement que l'on demande ma PIO card à Paris,je sens que ça va etre sportif ça encore 😉