Il est 4h45.
Et je ne laisserai personne dire que c’est la plus belle heure de la journée. Bombay n’a pas de ces lents petits matins ni de ces longues soirées, jamais d’aurores filandreuses que l’on goûte à mesure des gorgées de café. Le soir et le matin indiens sont brusques, rudes, secs. Ils tombent et se lèvent comme un rideau de fer, avec la même violence et le même bruit.
Dans le matin de Bombay, les petites mains s’activent. Petits métiers complémentaires, secondaires mais primordiaux, petits métiers essentiels à une vie d’expédients, alors que les corps endormis jonchent encore les trottoirs et la route elle-même parfois. Une quinzaine d’hommes s’activent dans la pénombre près de chez moi : des tas, des monticules de feuilles, des emballages, un amoncellement à mesure que j’avance. Je sais où les trouver, il y a des rues hantées d’hommes les nuits à Bombay. Chaque quartier a les siens, chaque Bombayite en a besoin : les newswalla.
Sur les trottoirs de ma ville, sous les porches et les arcades, ils trient et empilent et répartissent les journaux. Ce sont eux qui font que chaque jour devant ta porte, le journal sera livré. L’épais Times of India, le fin Indian Express, le Mint dodu. Tehelka, Time Out Mumbai, tout ce que tu veux pour quelques centaines de roupies par mois. Une régularité de métronome, un rituel désormais : la porte s’ouvre, et tu trouves sur ton paillasson les journaux pliés, jetés là au petit matin. Le gamin en guenilles et en vélo, les trois comme consubstantiels, est passé : tu l’as déjà vu pédaler, pressé, soucieux, au retour de trains ou de vols matinaux.
Lire le journal est l’activité machinale de l’Inde. C’est se donner une importance, une contenance, de ton voisin à ton gardien, de ton chauffeur à ton tailleur, tous ont un journal sous la main. Déployer les pages dont l’encre macule les doigts pour se plonger dans les nouvelles de l’Inde, le monde n’existe pas, de l’Inde seulement. Se convaincre que peut-être encore, on pourrait y être surpris, apprendre quelque chose. Mais l’accumulation de mots ne fait pas oublier que le journalisme d’investigation est peau de chagrin en Inde. Beaucoup de gloriole, de meuhmeuhmeuh et surtout, du sang et de l’effroi à peu de frais*… Mais le journal emballera aussi les samosa ou le sandwich du lendemain, il protègera les habits repassés et le siège en plastique, il formera le cornet d’un kilo de riz à l’épicerie et le sac recyclé d’une boutique appréciée. Le journal, en tas hebdomadaires, fera le bonheur des maids qui les revendront au poids. Rien ne se perd en Inde, rien.
Alors, l’habitude prise, la facilité, l’ennui, le journal continue d’être livré.
Eux, ils sont assis au petit matin sur le carreau. On reconnaît les chefs à leurs lunettes et aux tas plus haut et ordonnés qui les entourent. Les journaux sont étalés, triés devant eux, selon le quartier, la rue, les immeubles. Il tient une liste à la main, celle des clients et de leurs désirs, il sait de quelles nouvelles s’abreuve chaque maison, chaque appartement, chaque cerveau. Il est celui qui donnera ce goût si particulier au petit matin de Bombay.
Il y a donc un sens, une logique implacable dans cet amoncellement, car il est 5h30 du matin et les journaux doivent être livrés, que Bombay étouffe d’un moite 36° alors que le soleil n’est pas levé ou que les trombes d’eau se déversent sur la ville. Aucun matin ne souffrira d’une absence de journaux.
Alors vient l’emballage : on enrubanne le tas, on le soulève et on le pose tant bien que mal sur un vélo-tas-de-ferraille, sur une moto parfois. Tel tas part dans telle rue, pour tels immeubles, telle moto s’éloigne vers le sud, deux vélos partent vers le nord. Chaque porte recevra sa pitance matinale. Et le chargement, qui a les disproportions que l’Inde aime à créer, est arrimé au véhicule, au livreur, à tout ce qui peut l’empêcher de tomber.
Les sourires apparaissent sur les visages des chefs, de ceux qui trient, à mesure que les tas filent en tous sens vers les rues de la ville. Les gamins et les hommes enfourchant les vélos froncent eux les sourcils : leur tour est venu. La ville doit être abreuvée. La ville n’attend pas.
Fierté, fatigue, étonnement, et des regards amusés : que fait cette Occidentale à une pareille heure de la journée, à venir nous regarder travailler, nous parler, nous prendre en photo… De ces moments de grâce quand la ville est encore calme, quand je suis seule, quand un monde m’appartient. Je reviens chez moi, heureuse.
Il est 6h, Bombay est éveillée. Tu l’entends. Tu sais que le journal est là, sur le pas de ta porte.
La litanie des intouchables écrasés* peut commencer.
* J’en reparlerai, de cette rubrique des intouchables écrasés…
Bel article...
Merci
@ Soma : merci beaucoup ! J'imagine que tu dois avoir les mêmes près de chez toi ?
Et la revue de presse alors ?
Cest tres joli, j ai envie de lire le times of india, c est dire...
@ Patricia : la revue de presse, ça me manque... mais trop de travail !
Non, non, noooooooon, mouahahahah !
Textes et photos magnifiques.
@ Quenotte : merci beaucoup, j'espère que ce petit voyage matinal t'a plu !
Merci beaucoup pour ce partage, on sent l'air chaud et plombant, même l'odeur qui exhale sous ces arcades. Je suis contente de te lire à nouveau, ça m'avait manqué...
Je suis curieuse de ce que tu diras sur ces intouchables écrasés..
Belle journée à toi Chouyo
@ Blanche de Castille : merci ! Ah, les intouchables écrasés, une looooongue histoire... Belle journée à toi aussi !
Hello Chouyo, c'est chouette de te lire à nouveau ! Ta verve nous a manqué !
Adrak
@ Adrak : et ça fait du bien de revenir !!! 🙂
superbe ! merci , préssé de me replonger dans ces feuilles de choux ! ++
@ The Bengaluru Guy : se plonger dans ces feuilles de choux pour manger les samosa, les bhel puri, les bhaji ou pour les lire ? 😉
dans 70% des cas c'est pour les bhelPuri, voir samosa, mais ils m'arrivent de lire ce qui ce cache sous tel ou tel trace d'huile (-; Un plaisir de te relire.
ps : TOI n'est parfois pas trop nul non plus !
@ The Bengaluru Guy : c'est bien ce que je me disais 😉 Oui, le "Time of India" a parfois de bons articles, mais "The Hindu" est d'un plus haut niveau je trouve (mais on le reçoit à Bombay avec un jour de retard...).
Un plaisir que de republier et d'être lue !
Ah merci de revenir avec ton portrait des petits métiers indiens qu'on ne soupçonne même pas!
@ MaO : le pire c'est que j'en découvre de nouveaux chaque jour, hihihi !
Quelle organisation!Je ne pensais pas qu'ils faisaient comme ça.
ça me rappelle un trajet en bus aux cotés d'un lanceur de journal professionnel.J'étais émerveillée par sa dextérité,sans bouger de son siège par la fenetre "hop"dans l'allée de Mister Sharma,c'était fantastique!
@ Zaneema : oui, comme souvent la minutie des tâches trouve sa meilleure expression en Inde !
Mouahahahah, quelle dextérité !!! Cela ne m'étonne pas en plus 🙂
Il n'y a pas qu'en Inde qu'on est nombriliste : ici, c'est l'hiver et il fait froid, tu te rends compte ?? 🙂
Beau bout de voyage matinal
@ Nekkonezumi : oh ouiiii, quelle horreur !!! Mais j'ai quand même l'impression que c'est plutôt un hiver sibéro-polaire qu'une "simple" hiver, non ?
Je t'emmène avec moi 🙂
Le standing selon on achète le journal en Anglais ou langue régionale !! Et à la revente les anglais valent plus .. 🙂 ( mon argent de poche !!!)
De retour en vacances, levé tôt à cause du décalage d’horaire, j'ai attendu souvent avec impatience l'arrivée du newspaper "payane" (garçon en Tamoul). Quel plaisir de lire le journal dès 7 heures avec un café chaud.
Today il fait 46° à New Delhi.