Je me souviens très bien de mon premier réveil d’expat’ en Inde. Il y a trois ans jour pour jour.
L’hôtel de luxe « de transition », où nous sommes restés trois jours et non deux ou trois mois comme la plupart des expats. Une chambre cossue aux murs crème, bois sombre et décor sans âme vert malachite et turquoise. Les gens adorent. Lisse. Le ronronnement de la climatisation, les bruits de la rue qui me parviennent malgré l’étage élevé, les klaxons et les tambours d’une fête hindoue. Il est 5h du matin, et j’ai les yeux grands ouverts dans la pénombre.
Et je pense que je suis folle.
J’ai tout quitté, emploi, famille, amis, petite vie confortable et rodée dans la « plus belle ville du monde » (en tout cas ce que pensent beaucoup d’étrangers de Paris), pour aller loin de tout, loin de tous, dans un pays dont je ne maîtrise ni les langues, ni les codes, où la seule personne à laquelle je peux me raccrocher est Tac. J’ai pris le risque, j’ai sauté le pas. Je n’ai rien sur mon compte en banque, je n’ai pas de travail, pas d’amis, aucun contact, et je sais pour avoir vérifié les ersatz de supermarchés, les pseudo librairies et les prétendus cafés lors du voyage de reconnaissance que ce ne sera sûrement pas une petite vie confortable et rodée. Le container arrive dans quatre semaines, avec tous mes livres, tous mes vêtements, mes meubles, tout. Je n’ai plus rien en France, je n’ai plus d’appartement, je n’ai plus d’endroit où revenir. Déracinée.
Le sentiment tout à coup que je ne peux plus, du tout, absolument pas, revenir en arrière : c’est un saut dans le vide.
Je l’ai bien voulu, je l’ai bien cherché.
A partir de cette minute je sais que je vais vivre au moins les trois prochaines années à Bombay. En Inde. L’immensité du pays, de la population, de la tâche à accomplir sans même savoir quelle est cette tâche. La méfiance instinctive, et qui ne fera que s’accroître, à l’égard de la communauté expat’, du fais-donc-un-enfant-ça-passera-le-temps, des sourires mondains et des sourires aux dents longues qui se croisent en un ballet affligeant. Ce matin-là, je sais déjà qu’il y aura des choses que je ne parviendrai pas à exprimer, à faire comprendre à mon entourage, à ceux que j’aime. Que je serai frustrée de ne pouvoir partager et que l’isolement de celle qui n’a ni travail ni enfant pour remplir sa vie me dévastera.
Cet hôtel de luxe qui prend pied sur les bidonvilles de pêcheurs de Colaba, l’accent incompréhensible du personnel, l’appartement à meubler et à faire fonctionner sans même avoir une seule idée d’où acheter un four ? d’où acheter de la viande ? ou même… trouver de l’eau potable ??? Des activités à trouver, un défi professionnel à relever, un pays à visiter et bricoler pour tenter de donner un sens à ma vie ici. Un autre pays à laisser momentanément derrière moi, le plus loin, le plus longtemps possible. Désormais c’est ici chez moi : ce ne sera pas « revenir » ou « retourner » en France, mais y « aller ». Nuance importante dans mon esprit, Bombay est chez moi, je l’ai décidé ce matin-là.
Et dans la confusion du demi-sommeil, de l’excitation mêlée d’inquiétude, j’ai aussi senti autre chose, diffus et évident, exaltant et angoissant.
L’Inde, c’est pour le meilleur et pour le pire.
Déjà, 3 ans. Cela en fait des souvenirs
"L’Inde, c’est pour le meilleur et pour le pire."
Oooh oui... C'est tellement ça.
Et quoiqu'il arrive ensuite, où qu'on aille, le fait de s'être senti chez soi dans un pays qui (en tout cas pour moi) passe régulièrement le corps/le moral/l'esprit au buldozer, laissera des traces indélébiles. Je le connais bien ce sentiment de vertige face à l'absurdié et l'évidence de cette situation : je suis là où je dois être, mais $*#§¤! qu'est qui m'est passé par la tête le jour où j'ai décidé ça !!!
Danser sur un pied en jonglant avec l'absurdité et l'évidence donc, et l'enthousiasme et le désespoir... Appelez moi Natarajan ! 😀
Celà dit, je trouve qu'avoir un gosse fait le même effet. Faut vraiment être grave cinglée pour faire les deux en même temps, s'installer en Inde et avoir un môme !!!
Quel courage! Ca a du être dur, et en même temps très simple, si tu l'as fait, c'est que tu devais sans doute...
J'en profite pour te dire que j'aime suivre ton blog, je suis venue très, très peu de temps en Inde, mais depuis 5 mois que je suis rentrée, l'absurdité du quotidien me fait regretter de plus en plus de ne pas être restée là-bas..Alors ton blog me permet d'y être encore un peu 🙂
Joli post!Je comprends bien ce que tu as pu ressentir ,et ce que tu ressens aujourd'hui.Il y a des décisions dans la vie,qui font cet effet là.Tu te dis,"wouahou et j'ai laissé le champ libre a cette folie?c'est moi qui ait fais ça?"Et ben oui.Lorsque je me suis mariée avec Mister India,j'ai eu cette sensation de vertige,J'ai épousé cet homme,mais aussi ce pays et tout ce que cela veut dire...et je pense qu'il s'est passé exactement la meme chose dans la tete de mister lorsqu'il a posé les pieds sur le sol français.Et puis on a décidé de faire un baby masala,et ça été la meme chose,avec un sacré morceau de pire...et puis tout est devenu meilleur peu a peu.
Il faut du temps pour tous ces grands chambardements!
A te lire ,le mariage est plutot réussi,non?
Sacré saut dans le vide ! Les souvenirs de ce moment restent toujours aussi fort à te lire...Et la suite ?
3 ans déjà...je me souviens sur ton ancien blog quand il y a avait les 2 propositions: Londres ou Bombay!
Qu'est ce qu'il te manque le plus de la France (en dehors des êtres en chair et en os et des tisanes)?
Le vertige de l'inconnu et de celle qui a laissé tous ses repères derrière elle et loin d'elle pour devoir tout reconstruire.
Comme les "anciennes" de ton blog je n'avais pas réalisé que "déjà 3 ans". Et pour toi: le temps a-t-il passé aussi vite? A te lire j'ai l'impression que parfois oui et parfois non: des émerveillements et des lassitudes mais toujours l'esprit d'aventure? Me trompe-je?
Un superbe texte ! joliment écrit, un vrai début de roman ! ça me ramène à L'Inde où j'ai vécu d'Alexandra David-Neel, version 2011 : )
je l'ai lu 2 fois : tout est dit.
Il faut avoir beaucoup de courage pour se lancer ainsi ... et pourtant j'aurais aimé vivre cette expérience ! Aprés , j'imagine qu'au quotidien, ce n'est pas toujours facile , courage !
Tu voulais échapper à Interpol ?
"Je l’ai bien voulu, je l’ai bien cherché". ça prouve que tu as de la suite dans les idées et que tu sais aller au bout de tes envies.
ça ne t'oblige pas à prouver que tu peux y rester encore longtemps
Chapeau bas et encore merci pour les articles .
Comme Angélita, 3 ans déjà ??? Comme ça passe vite ... Et donc, tu résignes pour encore de nombreuses années ou tu vas faire plaisir à Tak en allant à Singapour ? :-)) (je rigole). Bon, faut que j'aille un peu lire tout mon retard sur ton blog, ça fait longtemps que je ne suis pas venue respirer cette douce et enivrante odeur indienne ...
Quel courage pour franchir le pas. Quelle force et quelle sagesse de décider que ce nouveau pays était désormais le tien...
J'ai toujours rêvé de partir, mais en aurais-je eu le courage ?
c'est reparti pour 3 ans ? 😉
J'avais raté ce bilan. Je suis d'accord avec The M1 : c'est un véritable début de bouquin, ce post !
Comment tu fais ? comment tu fais pour toujours tout exprimer si parfaitement ?
C'est chouette.
Encore merci pour ton blog, et bon anniversaire.
Très beau billet...
Je te rejoins sur qq point, mais je fais partie des femmes expat qui en ont profité pour faire un bébé (arrivée enceinte de 6 mois sur le sol indien !).
Cela n'a pas tjs été simple, surtout la 1ère année... Mais maintenant, nous profitons, avec plaisir de cette vie extra-ordinaire, si loin de la vie parisienne