A Bombay, nous vivons en étant sur le qui-vive. Sur le fil. En permanence.
J’ai vécu dix ans avec Vigipirate à Paris. Uniformes militaires et yeux d’acier, patrouilles arme au bras dans Châtelet-les-Halles et les gares. Mais… non, ça n’a rien à voir. Ces hommes armés sont présents, vigilants, ils paraissent crédibles. Ils instillent bien sûr une anxiété aux usagers du métro, des trains, des avions, et je ne minimise pas la peur des attentats dans les villes européennes. Nous avons tous un jour, sans pourtant céder à la panique, froncé les sourcils en voyant un sac, une valise, un paquet abandonnés sur un quai de métro… Nous nous sommes tous écartés, cherchant du regard le propriétaire qui finit heureusement par revenir, d’une carte murale ou d’un groupe bavardant un peu plus loin.
Mais ici, le froncement de sourcils n’existe même plus tant le nombre de paquets abandonnés, de tas de détritus, de recoins et d’indifférence extrême à ce qui jonche le sol est une réalité de la rue indienne. La vigilance est un automatisme ravivé seulement si la ville se peuple de policiers. Immédiatement on sent, c’est presque palpable, que la ville est en état d’alerte. Alors ce ne sont plus les sourcils qui se froncent, mais l’itinéraire qui change, les plans. On se dit que finalement ce n’est peut-être pas si nécessaire d’aller ce jour-là dans ce café, dans cette boutique, que l’on ferait mieux d’éviter de passer dans telle rue ou devant tel bâtiment. Si l’on va dans une gare, si l’on prend le train ce jour-là, on hâtera le pas en évitant les porteurs, les multiples charriots et ballots laissés un peu partout. Et l’on espère que ce train, justement, ne sera pas la cible.
Y a-t-il une différence entre ces deux anxiétés ? Oui. Je ne cherche pas à minimiser, à avoir un monopole quelconque. Je cherche juste à mettre des mots, à faire comprendre ce que moi, d’autres ici, ressentons. Alors oui, il y a une différence. Très nette. Très simple. Ici, ça pète VRAIMENT.
Et parfois au même endroit. Et parfois à quelques semaines d’intervalle seulement. Et parfois même quand la police quadrille la ville.
Le terrorisme made in India, le plus courant en Inde, affectionne les bombes multiples coordonnées dans des lieux publics à l’heure de pointe. Il y a deux jours, ce sont des lieux de mon Bombay quotidien qui ont été touchés. Des lieux où je vais une fois par semaine, si ce n’est plus, pour vadrouiller, retrouver le goût de ma ville, sa réalité. Dadar, Opera House et Zaveri Bazaar. Des noms qui signifient vadrouille, artisans, visites, réel. C’est, pour te donner une idée, une rue du Sentier, le carrefour de l’Odéon et la station Denfert-Rochereau. Touchés à 18h de plein fouet par une bombe. Avec dix fois plus de monde et mille fois plus d’objets suspects.
Alors bien sûr, l’anxiété s’accroît toujours des souvenirs d’attentats précédents, des rumeurs et des souvenirs et des histoires de chacun qui se sont agrégés au fil du temps, créant un imaginaire de l’angoisse. Interrogeant notre propre résilience, notre patience, notre réactivité aussi. « Et si je reçois un sms d’urgence, si untel est pris en otage, si j’entends une bombe exploser dans la rue où je suis… que faire… »
Alors bien sûr on lit ici et là qu' »il ne faut pas les laisser gagner », qu’il faut « continuer à vivre » et garder « l’esprit de Bombay ». C’est beau. C’est galvanisant. Et ce sont aussi de jolies phrases qui ne veulent rien dire : la vie reprend son cours en Inde dès le lendemain d’un attentat parce que les gens n’ont pas le choix. Tout simplement. Perdre une journée de salaire ou risquer le licenciement, non. Parce qu’il y a aussi une résilience admirable des Indiens mais qui trouve son origine dans un fatalisme serein. Même si au début la colère gronde. On l’entend, on la lit, la colère contre l’incurie et la corruption du gouvernement, contre l’ennemi pakistanais, contre le communautarisme… Mais l’Inde n’a ni le réflexe ni les moyens de fédérer ceux qui grondent. Ils finissent par émigrer, se taire ou se retirer du débat politique.
J’avoue que nous qui vivons à Bombay avions relâché notre vigilance. Nous avions redécouvert ce Bombay un peu plus insouciant, passant une heure dans la gare principale à prendre des photos, à filmer. A déambuler des heures dans des marchés étouffants sans même savoir s’il y a une sortie vers où se ruer si jamais… A faire comme si nous n’étions plus en Inde. Nous avions oublié les petites stratégies risibles mais rassurantes, ne pas passer trop de temps à tel endroit et en éviter un autre.
Le temps passant, nous avions baissé la gardé.
Le temps passant, j’ai emmené des parents, des amis, des visiteurs et des enfants dans ces lieux populaires, dans mon Bombay réel. Je voulais leur montrer à quel point mon Bombay est beau, passionnant et exceptionnel.
Le temps passant, j’avais oublié.
La réalité de Bombay s’est rappelée à moi, s’est rappelée à nous.
Alors je monte le son et je pleure une nouvelle fois ce Bombay qui toujours est rappelé à ce qu’il est. A ce qu’il ne cessera d’être. Un bijou taillé dans de la chair déchiquetée.
J'aime bien lire sous tes doigts "Mon Bombay" ...
Malgré tout...
J'espère que tu n'auras jamais à savoir que faire "si ... " , en attendant il faut apprendre à vivre en limitant la peur mais sans oublier le danger ...
Tout comme Shaya, j'adore quand tu dis "mon Bombay", ça résume tout !
C'est vrai qu'on ne sait pas quoi penser dans ces moments, la peur, mais aussi l'envie d'aller de l'avant, d'oublier ...
Courage, et n'oublie pas, l'Inde, c'est d'la bombe bombay ^^
C'est exactement ce que je disais. On avait oublié... onavait recommencé à respirer. Et maintenant, on va recommencer à foncer et rentrer les épaules dans la rue...
Voilà qui répond a mes questions du précédent post,merci.C'est un état mental que je ne peux qu'imaginer(et encore).Dès mon premier voyage j'avais déjà ressenti cela:l'Inde en plus d'etre une vraie fourmilière, est une vraie poudrière.On sent que quelque chose couve dans cet amas de tout,mais on n'arrive pas savoir "quoi".Et puis ça pète ,et là il ne faut pas etre au mauvais endroit au mauvais moment.tu as tout-a-fait raison,avec tout ce dont regorgent les rues,c'est impossible de trouver quoique ce soit de soupçonnable,car TOUT est soupçonnable.
Je ne sais que dire...si ce n'est que je suis moi aussi en colère et triste.
Ce n'est pas de la résilience mais de la résignation !
Les millions d'habitants démunis de Bombay n'ont pas d'autres perspectives que la survie au jour le jour.
Pourquoi l'armée indienne n'est-elle pas mobilisée non seulement pour assurer une présence dissuasive mais aussi pour organiser avec les habitants des comités de quartier chargés de la surveillance ?
Le rôle de l'armée pourrait aussi être éducatif et social.
Voyez à quel point les cantonnements militaires indiens sont impeccablement entretenus et gérés. Pourquoi ne pourraient-ils pas " parrainer " des quartiers en commençant par les plus populeux et insalubres pour donner à leurs habitants une vie plus décente dans un environnement assaini ?
La tâche est énorme mais pas démesurée ... Il ne manque que la volonté pour mettre sur pied de tels programmes au service des citoyens !
Il y a huit jours, la police était partout à Orange pour protéger la foule de la présence de Frédéric Mitterrand dans le public. C'est le seul attentat que j'ai vécu, j'ai à imaginer ce que c'est que de vivre dans un champ de mines et de remettre en permanence sa vie entre les mains du destin. En plus, de manière générale, les médias français ne mettent pas tellement ces attentats-là en avant, j'avoue que je ne me figure pas l'Inde comme un pays à risque.
Brr.