Bénarès. Le nom seul fait rêver. Destination mythique, voire mystique, pour nombre d’Occidentaux et encore plus pour les hindous dont c’est une des villes saintes (il y en a d’autres, heureusement)…
Mais au risque de m’attirer les foudres des afficionados et des pèlerins, je t’avoue que Bénarès, ce n’est sans doute plus ce que c’était…
Car il y a l’idée de Bénarès qui, confrontée à la réalité de la ville, s’effrite pour tomber tout à coup… en cendres. Très drôle, je sais.
Les ghâts ? Et bien, des escaliers bétonnés d’où émerge un fatras de bâtiments sans charme aucun, deux ou trois sont magnifiques mais pas du tout mis en valeur ou préservés. Tous placardés d’affiches publicitaires, même Vodafone s’est approprié un temple sur le ghât principal. De la réclame à l’attention des touristes étrangers pour tel restaurant, des indications pour rejoindre telle guesthouse et telle fabrique de soie, ou encore d’immenses représentations divines de la plus mauvaise facture pour masquer les immondes pompes roses roses vifs, installées de loin en loin sur les ghâts, et captant une partie des eaux usées avant qu’elles se déversent dans le fleuve.
Le fatras urbain est une donnée nécessaire du paysage indien : alors que je parviens à
la décrypter bien souvent, ici, non. La plupart des ghâts sont laids, c’est tout.
Peut-être n’y avait-il pas assez de pèlerins ce jour-là pour les cacher ?
En plein sur les ghâts, des pompes à égouts. La couleur a été choisie avec discernement.
Côté ablutions, oui, Bénarès est le paradis du photographe. Tu pourras faire de belles photos de puja individuelles et collectives, du savonnage, de la pêche (on voit des poissons sauter dans le Gange, c’est vrai !) , de la lessive à échelle familiale ou de la lessive pour les habitants du coin et ton hôtel, ou encore des jeux.
Ces jours-ci, Bénarès était un peu vide : période sèche, et les pèlerins sont tous en train d’éviter de se faire piétiner à la Kumbh Mela d’Haridwar. Cela doit enlever de son charme, qui donc finalement ne tient qu’à une chose : la présence des pèlerins et des sadhu en masse. Là, des personnes âgées, des enfants, quelques groupes dans le fleuve : rien de plus intense que ce que l’on peut voir au bord de n’importe quelle rivière ou lac en Inde.
Mais sur l’eau, quelle affluence !!! Car le tourisme en bateau fait recette ici : tous les vingt mètres on te proposera une barque, et comme ces centaines de touristes indiens et étrangers, tu monteras à bord d’une chaloupe pour admirer de loin la berge sacrée, de l’autre côté la berge maudite, tellement plus calme, tellement plus saine, tellement plus mystérieuse. Au soleil levant, cela a un charme indéniable (les objectifs des touristes brillent un peu moins) mais rien d’exceptionnel (une affiche publicitaire, même au soleil levant, reste une affiche publicitaire) :
Ces centaines et milliers de touristes hindous fervents, venus d’Inde, mais aussi du Népal et du monde entier, tu les retrouveras ensuite agglutinés aux entrées du Temple d’Or, fameux temple « caché » dans la vieille ville : il suffit de suivre le cordon de policiers, les miradors et les fidèles surexcités pour le trouver… Quant à toi, non-hindou exclu des prémices mêmes du temple, va plus loin : erre dans les galli, ces ruelles si étroites et si fraîches, peintes en bleu lavande, sinueuses et calmes. Le coeur de Bénarès est bien plus là, avec ses artisans endormis et ses vaches attentives. A moins que ce ne soit l’inverse.
Et le spectacle ? Bénarès n’est plus aussi glauque qu’avant : grâce aux initiatives environnementales, le Gange n’est pas propre, loin de là, mais il n’est plus absolument dégoûtant. La preuve, à part une carcasse de buffle pourrissant coincée sous une barque et quelques restes humains mal consumés jetés en aval au milieu du fleuve, je n’ai vu que quelques sachets plastiques sur les berges que les énormes vaches de Bénarès se sont dépêchées de dévorer. Et comme le Gange est pur, ce n’est pas bien grave… Une école de natation (initiative bienvenue car d’une absolue nécessité en Inde), des jeunes gens qui crawlent, d’autres qui jouent au pied des ghâts où la cendre des défunts est mêlée aux eaux : un lieu de vie.
En revanche, tu auras du son et lumière à plus soif : les Indiens adorant le spectacle, Bénarès a fait vocation de Disneyland du Gange. Chaque soir, la puja en l’honneur de Shiva se déroule en grande pompe, six ou sept « prêtres » accomplissant une chorégraphie millimétrée (plus ou moins…) devant le fleuve, avec force projecteurs, stéréo et écran pour retransmettre. Le public est assis sur les ghats ou dans des barques, et une copie du spectacle se déroule sur un ghât voisin pour une autre puja. C’est drôle deux secondes mais mieux vaut passer rapidement son chemin et aller assister aux crémations…
Car oui, Bénarès, c’est la ville de la crémation des corps par excellence, le Gange étant le seul à pouvoir mettre fin au cycle hindou des renaissances, en passant par le feu (sauf pour les vaches, les enfants, les sadhu et les lépreux, dont la dépouille peut être jetée directement au fleuve) : tous convergent ici pour mourir, si possible (certains malades menés à Bénarès guérissent malheureusement, et sont donc frappés d’ostracisme : la loose totale…).
Le crématorium électrique, qui pâtit des très nombreuses coupures de courant.
Les pauvres, eux, sont amené au crématorium pour désengorger le ghât de crémation, celui des plus riches. Devant les enfants jouent avec les cendres, et les étoles cérémonielles qui accompagnent les défunts sur le bûcher, oranges et dorées (orange, couleur pour la défunte mariée, mais aussi couleur de Shiva, divinité tutélaire de Bénarès), finissent de pourrir sur les berges.
Il est interdit de photographier les bûchers (il n’y en a pas sur cette photo), et ce point m’intéresse particulièrement : en Occident, ce serait une évidence tant la mort et le corps défunt sont entourés d’un tabou. On parlerait alors de respect, de dignité. Je ne sais pas avec quelles catégories raisonnent les hindous en cette matière : rituels de respect sans aucun doute. Mais qu’une telle interdiction, aussi précise, soit formulée au sujet des bûchers, je n’en connais pas l’origine : en Inde, on serine en permanence que la mort fait partie de la vie. Des cadavres humains sont laissés dans les rues, sur les trottoirs (si, si, j’en ai vus) ou transporté sur un toit de rickshaw sans que personne n’y fasse attention, seules les vaches s’y intéressent. Respecter la famille ? Je n’en ai vu aucune lors des crémations. Et cet interdit s’adresse à tous, pèlerins hindous compris.
Une impression de vol, de viol, de voyeurisme ? Je ne sais pas non plus, tant le spectacle et la mise en scène sont consubstantielles à l’Inde. Cette question reste en suspens, tout comme celle encore plus étrange des photos d’images divines. Dans la mystique hindoue, la multiplication des images du dieu sont considérées traditionnellement comme bénéfiques : de ce fait, prendre une photo était largement encouragé, démultipliant par là (comme une nouvelle statue par exemple) la puissance divine. Désormais, il est interdit de prendre une photo dans la plupart des temples : modifications des conceptions, de la perception de la photo ? ou intérêt bien placé (je suis sûre qu’avec un billet le brahmane autorise la photo) ?
Que fait-il ? Il remet au Gange les restes humains qui n’ont pas été consumés sur le bûcher.
Ici, point de choc en tout cas : certes on joue à se faire peur, a parler de l’odeur de « grillades », des crânes qui éclatent, des corps qui tombent, mais… S’asseoir sur les ghâts et regarder le corps recouvert d’un drap mouillé se disloquer, la fumée s’élever, n’a rien au final de choquant : aucune famille, aucun pleur, aucune démonstration d’aucune sorte. Parfois, un brahmane accomplit les rites. C’est tout. Sérénité et surtout évidence : ce sont des défunts qui sont brûlés, le feu accomplît son travail, crépite, rien de plus.
En revanche, ceux qui allument les bûchers, remettent le bois, mélangent les cendres et vont remettre au Gange les restes non calcinés, leur situation d’extrême infériorité dans une société qui les méprise mais a absolument besoin d’eux pour que l’ultime rituel soit accompli, eux m’ont émue.
(A suivre : Lucknow.)
(Etapes précédentes : Murshidabad, intemporel ; Gaur, deux kilomètres ; Pandua, recyclage ; Shantiniketan, barbelés ; Bénarès, frustration.)
merci pour ces descriptions et ce partage de ton voyage. c'est rare un point de vue aussi claivoyant qui n'en rajoute pas
@ Olympe : merci beaucoup !
Tu m'avais dit dans un commentaire avoir envie de découvrir cette ville, j'ai pensé à toi en la parcourant...
C'est peut être tout simplement pour éviter d'avoir 10000 touristes agglutinés devant les buchers ou en train de tourner autour pour trouver la meilleure vue possible?
@ MaO : effectivement, c'est une possibilité ! Il faudrait que je me renseigne pour savoir depuis quand c'est interdit.
Je ne sais pas si en tant que touriste j'aimerais y aller...
Sur la photo de nuit que tu as mise j'ai l'impression d'un spectacle seaquarium!
(une fois en farfouillant dans les affaires d'un ancien chéri, je suis tombée sur une photo d'un enterrement. On le voyait lui avec ses proches devant le trou. Punaise ça m'avait fait trop bizarre je n'ai jamais osé lui en parler).
@ Pivoine : c'est un lieu très particulier, mais le calme des ruelles compense le côté touristique (un seaquarium, hihihi ! Un pujaquarium, même !!!), et même les ghâts de crémation sont un lieu impressionnant.
Ouhla, je comprends que tu ne lui en aies pas parlé, c'est un peu bizarre et terriblement personnel à la fois.
Je ne suis pas sûre que c'est Bénarès qui m'attirerait le plus en Inde, mais peut être est-ce la conception si différente que nous les européens avons du dernier au revoir adressé à un être cher ? J'aurais vraiment l'impression d'être une voyeuse, je crois.
@ Nekkonezumi : c'est ce que je pensais aussi en arrivant, je me suis dit que je passerai rapidement, du genre "OK, j'ai vu, mais je ne m'attarde pas pour ne pas déranger". Et en fait, il y a des Indiens qui viennent se poser là, qui regardent. La famille peut-être, des passants aussi. Des hommes âgés qui parlent entre eux. C'est tellement intégré au quotidien qu'on découvre la "normalité" de ce lieu et qu'au final, on ne peut pas se sentir voyeur. C'est très étrange.
De très belles photos en tous les cas, mais cela ne me tente absolument pas
@ Angélita : merci ! Mais malgré tout, même s'il y a bien d'autres endroits que je préfère en Inde, c'est un lieu extrêmement intéressant et très spécifique, qui vaut la peine d'y passer au moins une journée (quand tu reviendras de ton futur voyage en Australie, tu feras une pause en Inde et on ira ensemble 😉 !).
J'avais beaucoup aimé Bénarès, l'atmosphère qu'il y avait là bas et surtout les rencontres que j'ai faites et qui ont apportées quelque chose de supplémentaire.
D'ailleurs, je pense y retourner cet été quelques jours... (et oui!)
Je confirme qu'avec de l'argent, tout s'achète en effet, et qu'on peut prendre des photos: en regardant des crémations, nous avons été assez surpris de voir un touriste sur le bûcher photographier en gros plan le corps qui crâmait...
Je pense que tout est contradictoire ici: on nous dit que pour le respect des morts on a pas le droit d'aller ici ou là, de regarder, de prendre des photos... mais en dessous des corps qui crament, quand les cendres sont jetées dans le Gange, des vautours (des hommes) fouillent le Gange et l'eau à la recherche des reste d'or ou de bijoux...
Et on parle de respect des morts???
ça m'échappe totalement...
@ Spike : alors, alors, alors, tu viens en Inde cet été ? Youpi !
La notion de respect est éminemment culturelle, ce qui pour nous est transgression ne l'est pas en Inde, et inversement. J'ai l'impression que la recherche de bijoux et de métaux précieux dans les cendres est autorisée pour cette caste, comme une sorte de contrepartie nécessaire (du genre, laissons-leur ça puisque de toute manière ils sont tout en bas de l'échelle sociale), non ?
Je pense que pour toi, ça doit être plus facile de moins te sentir en dehors des habitudes culturelles indiennes : tu connais les usages. Il doit t'être plus simple de t'insérer dans une foule. Moi je crois que j'aurais bêtement l'impression qu' on ne remarque que moi...
@ Nekkonezumi : il faut dire que de toute manière, le fait d'être étranger et surtout étrangère attire de toute manière beaucoup de regards en Inde. Voire tous les regards. Mais très rapidement, on s'y fait ; on doit s'y faire même. C'est vrai aussi que je suis habituée à décortiquer les situations, les personnages et de ce fait je mets aussi plus facilement à distance.
Bénarès est LA ville que je ne veux pas visiter,je ne sais pas pourquoi,il y a comme une peur ,une angoisse.Je pense que c'est dù au lien étroit qu'il y a entre cette ville et la mort.
@ Zaneema : peut-être devrais-tu y aller quand même un jour car cette ville, qui paraît assez terrifiante effectivement, est en fait plutôt calme et sereine, et le rapport à la mort y est (sans jeu de mot) presque désincarné. C'est une ville intéressante, moins que ce que je croyais, mais suffisamment pour y passer deux ou trois jours.
Nulle part ailleurs on peut lire ce récit sur l'inde et voir ses photos qui illustrent ! sans déconner ton blog est un vrai boulot qu'il va falloir vendre à un éditeur !
C'est fou de voir des restes humains jetés comme ça dans le Gange, (sans parler des enfants et des lépreux) et ça ne dérange pas trop les gens de s'y baigner?
Donc c'est la plus basse caste qui "accompagne" les morts? ironie de l'histoire ...
@ M1 : j'envisage plutôt ça pour mon "vrai" site, j'avoue... Il faut d'ailleurs que j'y rapatrie ces billets dans la rubrique "où voyager quand on habite en Inde" parce qu'à part Goa, peu vont vadrouiller ailleurs).
Non, ce qui est fou : les gens se baignent, les enfants, tous ! Et bien sûr, on boit l'eau, qui sert aussi à laver le linge, et plein de bidons sont en vente près des ghâts pour pouvoir ramener de l'eau chez soi, et en faire boire aux éventuels mourants.
C'est exactement ça, même si je pense que le mot "accompagner" ne serait pas très bien vu : ils sont là pour faire brûler le bûcher, disperser les cendres, mais n'ont aucune "présence réelle", ils n'ont aucune importance...