La parabole du sac à main mauve

L’Inde est un pays où il faut savoir rire de beaucoup de choses et s’en contenter bien souvent.

Sac

Ouf, il est là ! Il aurait été trop bête que j’oublie mon sens de l’humour…

Preuve en était encore l’autre jour : ayant repéré pour ses rayons de chaussures et de sacs un magasin moderne dans une petite ville du Kérala, nous entrons, entourés de quinze employés éberlués de voir tant d’étrangers d’un seul coup (nous étions quatre, ils étaient vraiment quinze, plus deux à la caisse).

Séquence chaussures

– Bonjour ! Hmmmm… bien, OK, je voudrais essayer celle-ci s’il vous plaît.

Les tailles utilisées en Inde variant autant que le cap de la politique sarkozienne, je ne la mentionne pas, sachant que l’employé l’évaluera en jetant un coup d’oeil à mon pied. Ceci fait, il m’apporte une paire, ainsi que quelques autres dans ce qu’il estime être le même style : même si je n’ai rien demandé, le client est roi, et en tant que tel, il doit avoir l’abondance à ses pieds.

– Elles vous vont très bien madame, superbe ! C’est parfait !

– … Euhhhh… En fait, vous voyez là, mon talon dépasse d’un bon centimètre et demi, non ?

– Oui, mais elles vous vont très bien !

– Certes, c’est sûr. Mais je pourrais avoir deux tailles au-dessus quand même ?

Dix paires de chaussures plus loin, et autant de commentaires élogieux sur mon pied chaussé de talons où je vacille à chaque pas, avec des sangles qui me tailladent la peau ou qui font deux tailles de moins mais qui me vont tellement bien que je devrais quand même vraiment les prendre selon mon vendeur : je finis, exaspérée des pieds, par me porter vers les sacs à main.

Séquence sac à main

J’avais vu du coin de l’oeil quelques sacs, dont la forme et la taille me plaisaient beaucoup. Trapézien (trapéziste ? Oui, bon, trapézoïdal, si on ne peut même plus blaguer…) mais pas tropézien, jaune canari splendide ou vert bouteille séducteur. J’hésite énormément, mais finis par jeter mon dévolu sur le jaune. Quand je remarque quelques tâches jaunâtres sur les montants et les attaches blanches : la colle qui a servi à monter le sac a bavé.

Je demande à un (dix millième ?) deuxième employé s’il en a en stock (je suis encore tellllllllement naïve : cela m’est arrivé des centaines de fois… du stock ? en Inde ???), et lui de me répondre bien sûr, qu’il va tout de suite m’en chercher un neuf. Il emporte le sac tâché.

J’attends. Assez longtemps. L’employé revient et me tend un sac « neuf ». Avec les mêmes taches, au même endroit.

– C’est un sac neuf ?

– Oui, tout à fait !

– Alors pourquoi y a-t-il des tâches, et pourquoi sont-elles exactement au même endroit ?

– …  (Et de sourire largement, signe de grand malaise, tout en se tordant les mains, signe de… malaise. Ou de rhumatismes ?)…

Je laisse tomber la couleur jaune canari (snif !), et jette mon dévolu sur le mauve. Le prends, le retourne et constate à nouveau des tâches. L’employé prend le sac, et me dis que pour celui-là il en a d’autres ; et je le vois partir avec, se mettre dans un coin et tenter de gratter les tâches…

C’était tellement, tellement, tellement couru d’avance ! Je crois que cela arrive pour un achat sur cinq, tous produits confondus : vêtements, chaussures, sacs, nourriture ( « Oui, oui, on a d’autres yaourts ou de la viande non périmés ! », « Mais si le XXS peut vous aller, en forçant bien! »).

Tu as là deux éléments cruciaux de la vie en Inde : le point C et le point N.

Le point C est le point Coléromètre. Devant l’absurdité mâtinée de mauvaise foi pour masquer l’absence, l’incompétence ou la mauvaise appréciation, l’Occidental s’énerve. Il peut aller jusqu’à crier, taper du point sur la table et faire son gros caprice alors qu’il sait très bien qu’il n’obtiendra rien de plus et que les choses ne changeront pas*. Mais ça fait tellement de bien… Le stade 6/10 est souvent atteint sur l’échelle du point C, mais le stade 10/10 peut être évité la plupart du temps. Mais qu’est-ce que c’est dur…

Quant au point N, il est plus traître, plus vicieux. Ce point Néocolonial, tu l’atteins au moment où tu n’as qu’une envie : faire la leçon. Demander à l’adulte en face de toi, comme à un enfant, pourquoi il te ment en toute connaissance de cause. Et de lui expliquer que s’il te ment, même pour te faire plaisir, cela te met en colère, que mentir c’est mal (ce qui reste à démontrer, le mensonge étant aussi un concept culturellement marqué…), qu’il ne fait ça que pour vendre à tout prix et avoir sa commission (ce en quoi, tu le comprends aussi d’agir comme ça, mais ça n’empêche que ça t’énerve), et que si c’est comme ça, tu ne reviendras plus etc. Toutes choses inutiles, qui ne font du bien qu’à l’ego sans faire avancer la vache sacrée.

Il est en fait beaucoup plus difficile de juguler le point N que de contenir le point C. Et quand tu manies les deux à la fois, c’est un O qui les relie…

Bon, où aboutit ma parabole ?

C’était une excellente journée : j’ai réussi 1) à ne pas m’énerver, 2) à ne pas faire la leçon, 3) a acquérir un sac mauve un peu tâché mais de toute splendeur quand même ! Au final, se contenter de peu (juste un tout petit sac de rien du tout) et savoir en rire (même d’un rire ulcéré : irk-irk-irk…).

* Cela fait des mois et des mois qu’il faut que je te parle de « Fous de l’Inde » de Régis Airault, pour la partie « ou comment l’expat’ peut perdre les pédales ».

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27 commentaires

  1. Non mais non déjà en France je n'arrive pas à contenir le point C alors en Inde il explose...
    (Par contre le N. ça va... je ne le connais pas encore!)

    Mais au final si tu es contente de ton sac (même s'il est un peu taché) alors ça va ^^

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    • @ Shaya : le N se developpe parce que tu as envie de changer les choses, d'aider, de faire comprendre que plus d'esprit critique et de remise en cause des traditions peut ameliorer bien des choses. Mais devant l'ampleur du travail, les retours et le sur-place, tu finis par t'enerver ou baisser les bras (jusqu'a ce qu'un changement te fasse penser que si peut-etre finalement...).

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  2. C'est vrai que ça doit être dur de ne pas réagir avec les codes de ta culture d'origine !
    Mais tu as appris à garder le contrôle, c'est bien !:D

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    • @ Manu : tu mets le doigt sur quelque chose de très vrai. L'accent indien permet de mettre beaucoup à distance, malgré la colère l'entendre fait retrouver le sourire et se dire que finalement, c'est plus drôle qu'autre chose !

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  3. Fautpas le dire trop fort parce que ça leur plairait peut être pas... mais ça me rappelle la Chine. Ai déjà atteint les point C et N, plusieurs fois, sûr.

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    • @ Nekkonezumi : oui, effectivement (je chuchote, c'est vrai que ça ne plaît pas trop ici), même si j'ai moins été confrontée à de la mauvaise foi en Chine, aussi sans doute parce que je parle mieux chinois qu'hindi.

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  4. Eh ben il n'est pas prêt à devenir un Louboutinwalla : )
    Sinon ce sac je le trouve très inspiré d'un certain sac Adidas : )

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    • @ M1 : ah non, ça c'est sûr ! D'ailleurs, le luxe ne perce pas vraiment en Inde : je ne sais pas si c'est à cause des vendeurs, ou plutôt des Indiens riches préférant aller faire leurs achats à Dubaï, Londres et New York.
      Et ce sac, je connais un artisan qui pour trois fois rien va le multiplier en pleeeeein de couleurs, héhéhé...

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  5. dis donc il est magnifique !
    J'adore la couleur, c'est même ma couleur préféré.

    Moi j'aurai fait le C et le N.
    Je m'énerve vite depuis quelques temps.

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    • @ Pimousse : même les autres couleurs étaient splendides ! Moi aussi, le coléromètre monte beaucoup trop rapidement à mon goût : tu sais pourquoi tu t'énerves plus vite ou pas ?

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