– Et tu l’as eu au téléphone ?
– Non, j’ai laissé sonner pour qu’il rappelle, mais il ne l’a pas fait.
– Bizarre.
Pierre prend le minuscule gobelet de café noir que lui tend le vendeur, fait tomber quelques centimes dans l’écuelle prévue à cet effet, et lui tourne le dos. Le breuvage est brûlant, revigorant à souhait. Idéal pour cette esplanade battue par les vents. Devant lui, l’Arche se dresse de toute sa carrure, une moitié presque achevée, l’autre déjà rongée par l’humidité et la pollution. Nicolas insiste :
– Tu ne trouves pas ça étrange, qu’il ne rappelle pas ?
– Tu sais, il est très consciencieux, mais avec ses obligations envers sa famille, ses amis et ses voisins, il n’a pas du avoir le temps.
Ils se dirigent vers l’immeuble clinquant dans lequel ils travaillent, un porche néoclassique de béton crème soutenant une armature de verre et d’acier. La porte principale condamnée à cause des fissures découvertes dans les montants neufs, ils entrent par la verrière du côté, laissée entrouverte depuis. Le hall d’entrée est majestueux, du marbre blanc veiné de jaune et de fausses boiseries brunes surmontées d’un énorme lustre en verre bleuté au plafond. De part et d’autre de l’entrée, de larges fauteuils au cuir crème, déjà taché, et des tables basses en contreplaqué laqué. Cossu, pompeux, parfait pour une grande entreprise installée à La Défense.
Plusieurs vigiles veillent, affalés sur une chaise à chaque coin de la pièce. A la réception, la standardiste Cathy bavarde bruyamment au téléphone tout en mâchouillant un morceau de sandwich. A intervalles réguliers, la bouche toujours collée au combiné, elle rote. Pierre et Nicolas lui indiquent le nom du client qui viendra dans l’après-midi, elle hoche la tête d’un air indifférent. Ils ont l’habitude, et s’en vont prendre l’ascenseur. Elle leur téléphonera dans une vingtaine de minutes pour s’informer de ce qu’ils lui ont dit.
Campés devant la grille, ils évoquent les derniers résultats des matchs de football, glosant sur la passe décisive à la 14ème minute, sur la femme du gardien de but, et élaborant minutieusement leur grand projet : se rendre en pèlerinage au temple de Zidane à quatre jours de train. De l’intérieur de l’ascenseur, le liftier fait glisser en un soudain fracas métallique la grille ; il s’écarte à peine à leur passage, se rasseyant sur le tabouret de bois, gras des années passées à suer dessus.
En face, l’ascenseur du personnel décharge un jeune gars décharné qui croule sous les balais. Les deux liftiers échangent d’une voix lente quelques mots sur la pluie qui ne va pas tarder. Pierre et Nicolas, impatients, les rappellent à l’ordre alors que la sonnerie cingle d’un étage supérieur, plus stridente à mesure que l’usager l’actionne avec irritation. Elle a donc enfin été réparée, se dit Nicolas, il n’aura plus à marteler les barreaux métalliques de la grille avec ses clefs pour appeler l’ascenseur. Pendant quelques semaines, du moins.
Seul le doigt du liftier, pressé sur le bouton, indique qu’il a noté leur présence. L’odeur de moisi afflue à leurs narines quand le ventilateur se déclenche. Comme chaque jour, la lumière vacille au cinquième étage. Aucun mot n’est échangé pendant le trajet, chacun savourant à sa manière la montée. Au dix-huitième, Pierre et Nicolas descendent et empruntent l’escalier vétuste menant à l’étage supérieur : l’architecte n’a pas prévu une cage d’ascenseur assez haute pour desservir les six étages restants.
Nicolas crache un long jet de salive mentholée contre le mur, là où déjà des dizaines de traces méconnaissables le maculent. Quelques papiers gras et des trognons de pommes gisent à terre, mais dans les coins. C’est bien mieux que dans son immeuble. Et cela importe peu, son bureau est impeccable.
Comme chaque matin, les toilettes sont leur première destination : grognements, raclements, crachats. Ce cérémonial les prépare à affronter une dure journée. Les cinquante-deux autres employés de l’étage suivent le même rite. Un ballet s’organise, réglé, rythmé, pour contribuer au grand concert pulmonaire. Sortant d’un box, Nicolas jète quelques décilitres d’eau dans la cuvette, repose le broc près du baquet et se poste à la droite de Pierre : tous deux prennent alors un long moment pour rectifier leur chevelure et corriger la courbe de leur moustache.
Revenus dans le couloir, Pierre jète un coup d’œil au garçon d’étage posté là en permanence et lui intime l’ordre d’apporter le café. Comme chaque matin, deux cafés noirs, deux verres d’eau filtrée. De son pas nonchalant, le garçon d’étage se dirige vers l’ascenseur du personnel qu’il héle d’une longue sonnerie plaintive. Dans vingt-cinq minutes environ, il sera de retour avec les boissons presque froides.
La journée se déroule comme les précédentes. Dossiers en suspens par manque d’informations, coupures de courant intempestives, climatisation défectueuse, retour du garçon avec un seul café. La standardiste appelle à trois reprises pour épeler le nom du client attendu. Jérôme n’est toujours pas arrivé, ne décroche pas son téléphone. Le client ne vient pas. Il a pour la huitième fois annulé le rendez-vous à l’heure où il aurait du se présenter. Mais ni Pierre ni Nicolas ne s’en offusquent, c’est courant.
Le lendemain, Jérôme ne se présente pas. Ni le surlendemain. Ni jamais plus.
Entre Austerlitz et Quai de la Râpée, il a été poussé du métro. Les autres passagers manquaient de place.
Excellent ! C'est exactement ça la France !
@ El Fennec : héhéhé...
C'est un ingénieur France télécom ou Renault, ou d'une autre boîte française qui délocalise parce qu'elle fait trop de bénéfices et qu'elle veut en faire encore trop davantage ?
Fiction ou réalité ? Chouyo tu te mets à conter ?
Biz
@ Ckankonvaou : je me mets à contélanger, je crois... Rien à voir avec langer, plus avec mélange... Et avec le contexte social en France, il y a effectivement de quoi se poser des questions !
C'est une fiction ou une réalité ???
@ Manu : c'est une réalité en Inde en tout cas, en France c'est une fiction pour l'instant, je pense...
T'as vu, j'ai mis ta bannière : Maintenant, il faut juste que je parvienne à mettre les bannières à une hauteur correcte sinon personne ne les voit : étape après étape, j'y arriverai.
Tu t'en doutes : j'aime beaucoup...
@ Madame Kévin : merci beaucoup, cela me fait évidemment très plaisir...
comme manu, j'ai pensé que ça pouvait être une histoire vraie. Comme tu dis, un jour sans doute (malheureusement).
@ Pimousse : c'est marrant qu'il y ait eu cet "effet de réel", alors que je croyais que l'on voyait bien le côté fictionnel. Comme quoi, on s'attend à quelque chose...