J’ai été caissière quelque temps, dans un très grand magasin (un « mégastore ») des Champs-Elysées au logo blanc sur fond rouge. Pour ceux qui ne voient toujours pas, sir Richard a aussi des compagnies aériennes et un opérateur de téléphonie… Je me suis donc, au retour d’Angleterre (autre temps, autre billet), assise gentiment sur une chaise tournoyante devant mon écran à attendre le client pendant la journée, puis à contenir le client vers 23h30, heure de pointe dans ce lieu. Je ne pensais pas par la même occasion entamer une carrière d’ethno-anthropologue.
Il faut dire qu’en terme de terrain, les Champs-Elysées sont du pain béni, et encore plus quand tu es placée aux caisses du rez-de-chaussée. Celles qui recevaient à l’époque tous les clients férus de musique, ou plutôt : férus de l’achat compulsif de CD. J’ai eu alors sur le comptoir, à hauteur des yeux, des piles et des piles de CD d’un coup. Parfois la taille équivalait à ma paye mensuelle. J’étais étonnée, au sens propre du terme : comment peut-on acheter autant de CD d’un coup (moi, j’en achète un ou deux par an…) ? Des théories fantasmatiques sont nées alors, des typologies du client : il y avait les DJ, ceux qui consomment du CD parce qu’ils doivent être au courant, mixer, utiliser la musique dans un but créatif. Il y avait les « fais-tout-péter », ceux qui prenaient au hasard les CD placés en tête de gondole pour dire qu’ils avaient bien évidemment le dernier Truc ou le dernier Muche à la mode. Il y avait aussi les Mafieux, vraiment très nombreux : ceux-là payaient comptant. En cash. En billets étalés sur le comptoir, comme si j’avais été croupière à Las Vegas. D’ailleurs, n’étais-je pas croupière à Las Vegas finalement ? Avec mon petit gilet rouge dans ce décor noir et rouge ; un ou deux piliers néo-classiques en plus, et on s’y serait cru. Et, parmi la foule de clients ordinaires (un ou deux CD), il y avait les petites frappes : ceux qui achetaient un CD ou deux singles, qui hurlaient trois ou quatre phrases à travers le magasin pour causer à leurs potes restés au premier étage, et qui mataient avec passion les clips vidéos diffusés dans tous le magasin.
Mon souvenir musical de l’époque ? J’ai vu ce clip des centaines de fois, en petits et en grands écrans, reproduit à l’infini…
Le plus agréable était évidemment qu’une des caisses de l’étage inférieur m’échoit. L’étage de la librairie. Fort, fort, fort intéressant. A quel point les comportements étaient sensiblement les mêmes : ceux qui accumulaient en un achat tous les derniers titres parus (dans ma tête : des journalistes et chroniqueurs devant se tenir au courant ? Ou bien une horde de monomaniaques de la « rentrée littéraire » était-elle en voie d’apparition ?), ceux qui compulsaient avidement tous les titres sur un seul sujet (ayant trait souvent à la forme, à la maternité ou aux loisirs, jamais vraiment sur un autre thème) ou bien ceux qui achetaient sans savoir. On le sentait, on le voyait : un client qui passe en coup de vent, furète trois secondes autour des tables, demande conseil à un « conseiller » qui souvent n’en savait rien, prend un livre au hasard. Ceux-là, souvent, s’étonnaient du prix du livre arrivés à la caisse.
Ce que j’en ai retenu ? La joie de maîtriser les manipulations de caisse, avec ses automatismes et ses procédures (le décompte et tout et tout), la joie de jongler entre les cartes (Visa, Mastercard, Amex, Dinner’s ?) et les devises (à l’époque, le seul magasin à accepter les dollars, les yen et quelques autres devises européennes). Et surtout, surtout : le vernis à ongles. C’est à cette époque, où je regardais bien souvent mes doigts et mes ongles tant le temps me semblait long entre les piailleries des collègues, les exigences des clients (parfois pas piquées des vers) et l’attente, l’attente, l’attente du prochain encaissement. De là, des ongles vernis de couleurs flamboyantes, avec des dessins surimposées, des arabesques dorées, des points noirs, des carrés rouges. De l’art éphémère pour passer le temps perdu…
Le moment le plus people ? Avoir eu le sosie français de Mel Gibson à ma caisse, et avoir été la seule dans le magasin entier (clients compris) à ne pas l’avoir reconnu. Il était passé dans une émission quelques semaines plus tôt, je n’en savais rien. Je n’ai d’ailleurs même pas tilté en voyant son visage (j’aurais au moins pu croire qu’il s’agissait de Mel en personne). Donc je n’ai pas bavé, ne me suis pas emmêlé les pinceaux et n’ai pas eu gestes inhabituels. Même pas une lueur d’intelligence dans mon regard (« je sais qui tu es, mais je fais comme si de rien n’était »). Ce sont mes collègues qui m’ont informée de la chose.
Mon plus beau souvenir de cette expérience ? Un client. Qui cherchait désespérément un livre sur Richelieu. Qui avait fait tout le rayon, qui avait demandé à tous les « conseillers » de la librairie et qui, de ce fait, avait pris tel bouquin. Arrivé à ma caisse, il me le tend mais hésite encore un peu : « je ne suis pas vraiment sûr que ce soit le meilleur ». Ce à quoi, je réponds « ah oui, c’est certain ! S’il y avait le XXX de YYY publié chez Robert Laffont, ce serait mieux : il est plus précis, plus problématisé et beaucoup plus pertinent ». Ni une ni deux, il retourne chercher le fameux opus. Paye le livre et deux autres livres (identiques), dont il s’empresse ensuite de m’offrir un exemplaire pour me remercier. Tellement étonnée (ce n’est pas le genre de la clientèle de la maison), je n’ai même pas repoussé le cadeau au moins par politesse : le client est reparti heureux comme un pape, comme moi de mon travail le soir…